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29 juin 2015 10 h 29

AGRESSIONS SEXUELLES : VAGUE DE DÉNONCIATIONS

GASPÉ, juin 2015 – Les dénonciations d’agressions sexuelles ont presque doublé l’an dernier dans les bureaux du Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel de la Gaspésie (CALACS). L’omniprésence du sujet dans les médias peut avoir entraîné cette vague, dans une région où ces crimes sont plus fréquents qu’ailleurs, et où l’inceste fait des ravages.

Le CALACS a ouvert 44 dossiers en 2014-2015 (36 femmes et 8 hommes), comparativement à 23 en 2013-2014, qui était « une année normale », indique Jolyane Annett, technicienne en travail social au point de service de Gaspé du CALACS.

« Dans la dernière année, beaucoup d’agressions sexuelles ont été médiatisées, notamment dans l’armée et au Parlement [des députées néo-démocrates se sont plaintes de harcèlement sexuel]. Il y a eu une hausse des dévoilements à partir de ça. À l’époque de Nathalie Simard [victime de son impresario], il y avait aussi eu une hausse des dévoilements », analyse Mme Annett.

L’an dernier, les victimes ont décidé de porter plainte à la police dans 10 dossiers sur 44. L’année d’avant, ç’avait été le cas de seulement deux dossiers. « Une année normale, c’est un ou deux dossiers judiciarisés », dit Mme Annett. « C’est une chose de venir au CALACS et d’en parler. C’en est une autre de porter plainte », ajoute-t-elle.

La vérité « qui libère et qui dérange »

Un recueil préparé par le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine est rempli de témoignages de victimes qui ont décidé de parler. L’une d’elles, agressée sexuellement à l’adolescence, a attendu 30 ans avant de rompre le silence. Dans son texte, cette femme parle de ce jour marquant.

« J’ai fait l’appel le plus difficile de mon existence. Un appel à l’aide où j’ai dû marcher sur mon orgueil. J’ai téléphoné au CALACS et je leur ai raconté les expériences les plus bouleversantes et les plus douloureuses de toute ma vie, écrit la victime […]. Je leur ai dit que je vivais dans la honte et dans la noirceur et je me sentais coupable […]. J’ai porté plainte à la Sûreté du Québec quelques jours plus tard et j’ai dénoncé [mes agresseurs]. Je suis une battante et maintenant mon secret est dévoilé. L’enfer que j’ai vécu est pire que la vérité qui libère et dérange. »

Jolyane Annett est témoin de ce soulagement des victimes, malgré la douleur liée aux faits évoqués. « Souvent, on est les premières personnes à qui elles en parlent ou sinon, les premières qui les croient. C’est un peu comme une libération. Même si elles ne portent pas plainte, elles se sentent beaucoup plus légères. »

Les victimes et les proches de victimes d’infractions sexuelles représentent aussi 17 % de la clientèle du CAVAC, qui les accompagne dans leurs démarches. Témoigner en cour n’est jamais facile, remarque le directeur Harry Babin, mais c’est particulièrement vrai dans les cas d’agression sexuelle. « On parle de choses intimes, qui ne sont pas faciles à raconter, dit-il. Mais pour certains, c’est très libérateur, c’est positif. On s’assure que les victimes rencontrent les enquêteurs, le procureur de la Couronne, pour rendre ça le moins difficile possible. »

En 2013, parmi les dossiers d’infractions sexuelles classés dans la région, environ la moitié ont mené à une mise en accusation, un taux légèrement sous celui de la province, selon les données du ministère de la Sécurité publique.

L’importance de l’inceste

Au point de service de Gaspé du CALACS, « environ 95 % de notre clientèle, ce sont des adultes de 45 ans et plus qui ont vécu de l’inceste dans leur enfance. Ça peut être de la part du père, du grand-père, des oncles, des cousins », rapporte Mme Annett.

Si la victime décide de dévoiler les agressions des décennies après les faits, c’est souvent parce que « l’agresseur est décédé ou est sur le point de décéder. La pression pour ne pas briser la famille est moins forte », constate Mme Annett.

« J’aime beaucoup ma région, je trouve ça plate de dire ça, poursuit-elle, mais [l’importance de l’inceste] c’est particulier aux régions éloignées. On a la mentalité : ce qui se passe dans la famille reste dans la famille. »

Autrefois, « la culture, la religion et les mœurs » ont poussé des familles à mettre le couvercle sur la marmite de l’inceste, estime Mme Annett. « Dans la plupart des cas d’inceste, la mère était au courant. Mais les femmes devaient respecter leur mari et lui obéir. Les victimes ont souvent un sentiment de colère et de trahison face à leur mère. Ils disent : Maman était au courant et elle ne m’a pas protégé. »

Des victimes chez les aînés

Le CALACS aide de plus en plus de victimes âgées depuis qu’il les sensibilise directement. « On va les voir dans leur milieu, dans un centre de jour par exemple, rapporte Christelle Parker, intervenante psychosocial du CALACS au bureau de Carleton. Ça a généré des dénonciations […]. Souvent, ces personnes ont été victimes tôt dans leur vie et ça s’est reproduit plus tard. Il y a beaucoup plus d’agressions sexuelles qu’on pense sur les personnes âgées. Et c’est très tabou, presque inimaginable. Souvent, ces personnes sont isolées, elles n’ont pas beaucoup d’aide à l’extérieur de leur réseau de personnes aidantes. »

Davantage d’infractions sexuelles en Gaspésie

En 2013, la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine se situait au troisième rang au Québec pour le taux d’infractions sexuelles signalées aux policiers, soit 106,1 pour 100 000 habitants, selon le ministère québécois de la Sécurité publique. C’est 56 % au-dessus de la moyenne québécoise, qui se situe à 67,8 infractions par 100 000 habitants. Ces statistiques incluent, outre les agressions sexuelles, des infractions comme les contacts sexuels, l’inceste, l’exploitation sexuelle et le leurre d’enfants au moyen d’un ordinateur.

Au chapitre des infractions sexuelles, la Gaspésie-Les Îles est devancée par la Côte-Nord et l’Abitibi-Témiscamingue, et suivie par le Nord-du-Québec et le Saguenay-Lac-Saint-Jean. « On remarque que les cinq premières régions sont des petites régions. Je pense que le fait qu’on soit plus isolés, qu’il y ait moins de services, que l’on travaille de façon saisonnière, qu’il y ait plus de chômage, ça nous rend plus vulnérables à vivre des agressions sexuelles », estime Jolyane Annett.

La pointe de l’iceberg

Au Québec, on estime qu’une femme sur trois et un homme sur six seront victimes d’une agression sexuelle au cours de leur vie. Seulement 10 % de ces crimes seront signalés à la police.
Une victime qui vient de subir une agression peut subir des examens et des prélèvements (« trousse médicolégale ») qui permettront d’établir le profil ADN de l’agresseur. Ces éléments peuvent servir de preuves si la victime décide de porter plainte. Mais peu se prévalent du service en Gaspésie. « Ça fait six ans que je suis au CALACS et j’ai fait trois trousses médicolégales », note Mme Annett.

Le caractère « encore très tabou » des agressions sexuelles explique ce faible taux de dénonciation, juge Mme Annett. « C’est le seul crime où l’on culpabilise la victime et où l’on déresponsabilise l’agresseur. Des gens disent encore : tu t’es habillée sexy, tu l’as cherché. Pourtant, si je travaille dans un dépanneur et que je subis un vol à main armée, personne ne va me dire : oui, mais Jolyane, lui as-tu dit que tu ne voulais pas lui donner l’argent? »

Les choses pourraient être en train de changer. Les statistiques de la Sûreté du Québec confirment la tendance à la hausse des signalements d’infractions sexuelles. En 2011-2012, 44 infractions ont été dénoncées à la police en Gaspésie administrative. Les années suivantes, ce nombre est passé à 69, puis à 90, pour se fixer à 81 en 2014-2015.

« Ce ne sont pas des agressions sexuelles comme au canal D, une femme qui marche sur le trottoir et se fait violer, nuance le responsable de l’équipe régionale d’enquête de la SQ, Pascal Joncas. Il peut y avoir des relations non consensuelles dans le cadre d’un couple. Ça peut être de l’inceste. Des fois, la victime qui dénonce nous dit : il y a aussi ma sœur, puis mon autre sœur et la petite voisine. Ça commence avec un dossier et ça finit avec quatre. »

Le CALACS (http://www.calacslabomegaspesie.com/dev/) et le CAVAC (http://www.cavac.qc.ca/regions/gaspesie/accueil.html) ont des points de service un peu partout en Gaspésie.