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5 juin 2025 9 h 09

Ces chemins forestiers que l’on ne veut pas fermer

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MONT-LOUIS | Nos chemins forestiers sont d’une densité qui impressionne, pour le meilleur comme pour le pire. Bien que ce soit généralisé dans la province, la Gaspésie a cette particularité que notre arrière-pays n’est pas si loin de nos villages et les chemins forestiers représentent l’accès à nos territoires et à un certain mode de vie.

Pour certains, l’idée d’une fermeture de chemins les horrifie. J’ai eu l’occasion à quelques reprises d’entendre cette indignation dans la période de questions du conseil de la MRC en Haute-Gaspésie. C’est une corde sensible qui touche à cette relation avec l’arrière-pays. Pour expliquer cette colère, on cite souvent la fermeture des villages et l’expropriation lors de la création du parc national Forillon dans les années 70, deux actions odieuses presque coloniales sorties d’une autre époque. Pour les plus jeunes, toutefois, la raison est peut-être moins historique. L’indignation est liée à un profond attachement à un territoire spécifique et à la difficulté de l’État d’avoir un dialogue direct avec la population dans les adaptations demandées.

Ce sont surtout les chasseurs et les pêcheurs qui ont besoin de l’accès au territoire pour aller dans ces terrains reclus qu’ils affectionnent, parfois depuis quatre ou cinq générations. En été et en hiver, durant les saisons touristiques, les usagers du territoire, que ce soit pour de la randonnée, du vélo de montagne ou du ski hors-piste, profitent aussi des chemins pour se rendre à des zones courues. Enfin, les motoneigistes, surtout hors-piste, apprécient la densité des chemins sur le territoire. Il y a aussi ces usagers qui ont simplement une roulotte ou un abri rustique pour y amener les enfants lors d’un dimanche après-midi.

Les impacts des chemins

forestiers sur ce « nous collectif » Malheureusement, ces chemins commencent à représenter un problème. La Gaspésie avait, en 2023, quelque 30 500 km de chemins forestiers, soit deux fois l’aller-retour de la transcanadienne, d’un océan à l’autre. En surface, c’est 730 km2, soit environ trois fois le parc national Forillon et presque la taille complète du parc national de la Gaspésie(1). Pour le Québec au complet, c’est un peu plus de 486 000 km de longueur et, en surface, c’est environ 11 000 km2, soit plus de la moitié de la Gaspésie, qui fait environ 20 000 km2. Mais pourquoi donc est-ce un problème?

Il y a d’abord l’enjeu de sécurité publique souvent abordé par les médias, à la suite d’un décès ou d’une opération de secours. Certains chemins ont été conçus solidement pour durer longtemps, et ne posent pas autant problème puisqu’ils sont entretenus. D’autres sont des chemins temporaires avec des durées de vie de 3 à 10 ans. La figure 1 illustre ces différents types de chemin.

En Gaspésie, la vaste majorité des chemins a été conçue pour une vocation forestière à court terme (65 %), soit les classes 4 et 5, les plus étroites, ou pour une vocation non forestière (23 %), c’est-à-dire ces plus petits chemins encore plus étroits, pour VTT par exemple.

L’autre enjeu est écologique. Le chemin en soi fragmente le territoire et donne accès à tous les usagers, ce qui nuit à la biodiversité, notamment en favorisant les prédateurs et en facilitant le déploiement des espèces envahissantes. Ensuite, la majorité des chemins n’est pas entretenue et on estime à 35 % ceux qui sont carrément abandonnés(2). L’affaissement progressif des chemins non entretenus a un fort impact sur nos rivières, libérant des sédiments ayant pour principal effet d’altérer les habitats aquatiques et de précariser les poissons.


Figure 1 – Cette image illustre la largeur des chemins selon la classe. Photo : LBProfor (2021)

La perte territoriale effective des chemins forestiers

Pour ajouter au problème, n’oublions pas qu’un chemin forestier a un impact permanent sur le territoire, à moins qu’on investisse pour le détruire et donner la chance aux sols de se reconstruire pour une végétalisation naturelle. La compaction des sols, si le chemin est simplement abandonné, empêche la régénération naturelle ou du moins, cette dernière demeurera très limitée(3).

La surface occupée par ces chemins commence à être importante (voir la figure 2) et réduit, au fur et à mesure, même la possibilité forestière, ou le potentiel ligneux. Depuis 2017, les données concernant les nouvelles constructions de chemins forestiers sont publiées. En Gaspésie, ce sont 1117 km de nouveaux chemins forestiers qui ont été construits, depuis 6 ans, retirant 25 km2 de plus à notre territoire. À ce rythme, dans 20 ans, les chemins forestiers représenteront la même surface que le parc national de la Gaspésie.

C’est étourdissant comme surface. La liberté à court terme de préserver nos modes de vie partout sur le territoire a un véritable coût à long terme.


Figure 2 – Cette densité de chemins forestiers est visible sur Google Earth. Ici, nous sommes à quelques kilomètres de la réserve écologique Ernest-Lepage en Gaspésie. Photo : Google Map

La controverse de fermeture des chemins forestiers

Les chemins forestiers sont devenus sources de discorde sur le territoire depuis l’intention de fermeture du gouvernement du Québec pour le rétablissement du caribou en Gaspésie. Ceci envoie un nouveau message en contradiction avec la promotion récréotouristique du territoire et donc l’acceptation de ce vaste réseau routier. En mars, la consultation publique sur la fermeture proposée de 500 km de chemins forestiers a fait grand bruit, ramenant l’usager à son manque de pouvoir sur le territoire public. Certains sont même assez décomplexés pour faire référence publiquement à leurs armes de chasse dans la protection de « leur » territoire.

Dans ce cas précis, certains citoyens craignaient que les chemins soient fermés, alors que le projet pilote de rétablissement du caribou n’est toujours pas en vigueur. Il fallait être cartographe pour savoir que ces 500 km de fermeture proposée se situent plutôt dans l’habitat essentiel du caribou, donc dans la réglementation en vigueur, qu’on appelle les « mesures intérimaires ». Ces dernières ont été mises en place en 2018 en attendant l’adoption du vrai plan de rétablissement, celui que nous attendons toujours, un an après la proposition. Ainsi, le ministère propose de fermer des chemins conformément à la réglementation en vigueur.

À la défense des usagers du territoire, il est normal de s’indigner si on explique mal ou peu l’enjeu des chemins forestiers. Pour régler un problème, il faut d’abord le reconnaître et accompagner les citoyens dans le changement. C’est plate à dire, mais le mode de vie qui ne dérangeait personne voilà 50 ans commence à déranger, car les usagers sont nettement plus nombreux et le territoire ne s’agrandit pas.


Québec rappelait l’an dernier qu’il est interdit de restreindre ou de bloquer l’accès à un chemin des terres du domaine de l’État, ou de s’approprier ainsi un secteur public. Photo : Jean-Philippe Thibault

L’appropriation privée du territoire public et la cohabitation

Cette appropriation est si problématique qu’à chaque année, le ministère des Ressources naturelles et des Forêts doit rappeler aux utilisateurs du territoire public ce qui est légal et illégal sur ce territoire. En 2024, le communiqué sous-titrait « Un libre accès en tout temps », c’est-à-dire que « certaines personnes tentent parfois de s’approprier illégalement une portion du territoire public à l’aide de rubans, de barrières ou d’affiches », notamment l’expression que les Gaspésiens voient souvent : Chasseur à l’affût – territoire réservé(4). Or, selon ce même communiqué « il est interdit de restreindre ou de bloquer l’accès à un chemin des terres du domaine de l’État ou de s’approprier ainsi un secteur public ». Il est aussi précisé qu’un « bail de villégiature privée en territoire public ne donne pas à son détenteur ou à sa détentrice l’exclusivité d’un territoire pour la pratique d’activités de chasse, de pêche ou de piégeage ». La Fédération québécoise des chasseurs et pêcheurs en a même créé un site Web et une affiche.

Tout ça pour rappeler que les chemins forestiers sont associés à l’accès à des territoires publics, appropriés par des familles, qui appartiennent pourtant à tous.

La planification des chemins forestiers par l’État québécois

C’est l’État québécois qui exerce un pouvoir décisionnel sur le territoire public « dit libre ». Les Gaspésiens aiment cette expression pour souligner que ni la Sépaq, ni une ZEC gèrent le territoire. Néanmoins, le territoire demeure dans l’esprit de cohabitation et peut recevoir en tout temps l’autorisation pour de l’exploration minière, l’implantation d’un parc éolien, d’une érablière, d’une aire protégée ou…d’une fermeture de chemin.

Des questions se posent : est-ce que l’État québécois a une vision et une planification à long terme des chemins forestiers, compte tenu de tous les problèmes qu’ils constituent? Est-ce que la manière de consulter le public est pertinente à chaque fois? Si seulement quelques usagers sont affectés, est-ce qu’un dialogue plus ciblé ne serait pas plus efficace?

La démarche participative de 2024 sur l’avenir de la forêt servait de base d’information aux modifications apportées dans le projet de loi 97, la Loi visant à moderniser le régime forestier, notamment le volet 7 concernant les chemins multi-usages(5). La loi, à cet égard, semble faire écho aux commentaires des différents participants aux consultations, soit de développer une vision concertée à long terme des chemins forestiers pour limiter de nouvelles constructions, favoriser l’usage des chemins actuels à restaurer, faciliter la fermeture de chemins nuisibles aux espèces et habitats plus fragiles et de partager les coûts d’entretien avec les usagers.

Toutefois, devant l’enjeu de dialogue et la rareté des lieux de concertation en Gaspésie, il est impératif que ce projet de loi 97 conserve et améliore les instances de concertation actuelles, notamment en investissant dans une participation citoyenne plus directe avec les usagers qui se sentent lésés.

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1. Ministère des Ressources naturelles et des Forêts. Ressources et industries forestières, 2017 à 2023, Portrait statistique du secteur forestier, Gouvernement du Québec (Site Web).
2. Pauzé, Marc-André (2024). Des cicatrices dans la forêt québécoise. L’actualité
3. ibid.
4. Ministère des Ressources naturelles et des Forêts (2024). Appel à la collaboration de tous et toutes pour une période de chasse harmonieuse en territoire public, Gouvernement du Québec.
5. Ministère des Ressources naturelles et des Forêts (2025). Projet de loi visant à principalement moderniser le régime forestier : fiche-synthèse, Gouvernement du Québec.