Le transport : investir maintenant pour saisir cette migration intérieure
MONT-LOUIS | Malgré toute la promotion que je fais pour séduire la famille et les amis à venir me rendre visite, c’est juste trop loin pour une longue fin de semaine. La Gaspésie est aussi belle qu’inaccessible. Ceux qui s’y établissent sont ceux qui ont réussi à trouver assez d’avantages pour compenser les multiples enjeux. Celui du développement rural, compliqué par le départ des jeunes vers d’autres régions, est assez répandu mondialement(1). La distance entre le milieu rural et les grandes villes y est pour beaucoup, mais aussi la planification centralisée du territoire, valorisant les mégapoles plutôt que le développement de villes régionales agissant comme moteurs endogènes.
Le développement régional et la stagnation démographique
À la fin de mes vacances, je suis passée visiter un ami qui vient de s’installer dans Charlevoix. C’est un spécialiste du développement régional à l’aube de sa retraite. J’adore parler de ce sujet avec lui. Je lui fais souvent des blagues sur les zones d’innovation que j’appelle le « bernardlandrisme », mais qui est, en fait, un développement de chaînes de valeur par l’État, assez répandu comme approche de spécialisation. Cette spécialisation fonctionne bien pour les zones urbaines, mais aide-t-elle la résilience économique et l’essor démographique des régions éloignées?
Nos conversations tournent aussi souvent sur la question du transport. Contrairement à une zone d’innovation, agir sur le transport est plus transversal, profitant à l’ensemble des individus et des entreprises, plutôt qu’à un secteur en particulier. Dans les économies modernes, c’est le mouvement des personnes qui anime l’économie, pas juste le déplacement de la marchandise. Mais, comment motiver des politiciens à investir autant dans le transport sans signe clair de croissance démographique?
L’espoir de la pandémie et ses effets sur d’autres régions moins loin
En 2021, la Gaspésie était fière de connaître sa plus forte migration interrégionale depuis des lustres. En pleine pandémie, des analystes prévoyaient un changement important dans notre manière d’habiter le territoire. Cette tendance se sera malheureusement essoufflée. Nous sommes plusieurs à avoir vu des Néo-Gaspésiens retourner plus près des opportunités économiques, incapables de générer assez de revenus ici pour y rester. Les statistiques entre 2019 et 2023 sont claires : les régions les plus éloignées de Québec et Montréal ont repris leurs positions de bonnes dernières(2).
Justement, cet ami avait bien failli acheter une propriété à Percé en 2021, car il est un adepte de voile aguerri. Il a finalement choisi Charlevoix pour que sa famille vienne le visiter. C’est difficile pour la Gaspésie de se trouver une niche devant la concurrence avec le Bas-Saint-Laurent et Charlevoix qui permettent aussi d’admirer et de sentir le fleuve. Pour migrer vers la Gaspésie, il faut vouloir autre chose. Je lui raconte qu’en Gaspésie, j’y retrouvais l’univers appalachien de mon enfance, mais avec la neige en plus. La rive sud du fleuve après Québec a plus d’érablières et connaît des automnes plus colorés.
Nous concluons sur l’idée que la Gaspésie sera peut-être la nouvelle Estrie vers 2050, surtout si ses stratégies de développement se basent davantage sur l’occupation du territoire que la recherche des grands projets industriels.
La migration climatique intérieure
Connaissez-vous le concept de migration climatique? La plupart du temps, on s’imagine des réfugiés pauvres du sud désertique, un peu comme dans l’excellent film dystopique Le fils de l’homme du réalisateur Alfonso Cuarón. Il y a aussi une tendance migratoire à l’intérieur même du Québec. Certaines régions québécoises ont connu une croissance postpandémique et elle se poursuit, tel un signe avant-coureur des migrations à venir, en lien avec le réchauffement climatique. Nos décisions de déménager sont en général plus à long terme et nous pensons à l’avenir de nos enfants, notamment l’accès à de plus grandes terres et à un climat favorable. Le choix des Québécois se pose pour l’instant sur des propriétés situées à environ trois heures des grandes villes, où elles sont encore abordables, soit l’est de l’Estrie, le nord de l’Outaouais, des Laurentides et de Lanaudière, pour Montréal; et pour Québec, Charlevoix et le Bas-Saint-Laurent.
Ces populations ayant choisi de s’éloigner, mais pas trop, sont des migrants intérieurs. Ce sont des gens qui sont peut-être tentés par la Gaspésie, mais sans moyens de transport modernes, ou suffisamment d’opportunités économiques, c’est difficile de saisir cette migration.
Plusieurs souhaitent le retour du train le plus rapidement possible. Personnellement, je nous souhaite beaucoup mieux, en fréquence, en express, de nuit et à un prix décent, explique notre chroniqueuse. Photo : Jacques Poirier
Le transport comme facteur de croissance
Le lien entre le développement économique et le transport est viscéral. Bien que les Gaspésiens soient habitués à « perdre leur temps dans leurs véhicules », le migrant urbain, lui, n’y est pas habitué, ni intéressé. Le transport collectif se développe partout au Québec et la nouvelle génération ne voudra pas conduire autant. Pour les touristes, cette absence d’offre de transport adéquat a aussi pour effet que la région ne peut profiter pleinement du tourisme des longues fins de semaine : l’Action de grâce, Pâques, la fête des Patriotes et le Nouvel An.
Ainsi, cette distance ne permet pas d’augmenter la population et la croissance endogène du territoire. Lorsqu’on aborde le transport collectif, on semble penser aux pauvres gens sans voiture. Mais le transport collectif, pour les gens qui y sont habitués, c’est surtout de gagner du temps qu’on perd à conduire. C’est donc deux jours pour un aller-retour de ou vers Montréal, ce qui n’est pas du tout banal. C’est assez lourd pour que plusieurs décident de s’installer au Bic à la place et de venir faire les longues fins de semaine en Gaspésie.
L’offre de transport collectif en Gaspésie….
À regarder les prix et la durée en transport collectif (voir encadré), le transport gaspésien est trop coûteux et trop long. Le prix du train de nuit est complètement démesuré. Puis, l’absence d’Internet fonctionnel autant dans l’autobus que dans le train tue l’avantage distinctif du transport collectif. Pour un Européen ou un Japonais habitués à des trains rapides avec Wi-Fi et une classe économique supérieure à notre classe affaires, c’est un peu le Tiers-Monde. Vous allez dire : oui, mais ils ont la densité de population que nous n’avons pas. Ce n’est pas là l’argument. Le sud du Canada et les États-Unis ont la même densité que l’Europe. C’est plutôt un choix de collectiviser les coûts de transport, plutôt que favoriser le coût individuel.
Il est connu que les pays scandinaves ont des densités plus faibles, mais ils ont néanmoins développé leur transport collectif vers les régions éloignées dans une stratégie plus globale de décentralisation territoriale. Leurs territoires nordiques sont dotés d’universités, de parcs nationaux, de services publics et un marché de l’emploi diversifié. Contrairement au modèle québécois, où plus de 50 % de la population habite en ville, les Scandinaves ont choisi la ruralité avec des populations urbaines de moins de 20 %. Une occupation décentralisée du territoire favorise la diversification économique, un modèle nettement plus résilient aux crises économiques.
Voici les options pour se rendre à l’entrée de la Gaspésie pour ensuite y faire le tour ou aller visiter des amies dans la Baie-des-Chaleurs ou en Haute-Gaspésie. Source: Site Web des entreprises, en date du 8 octobre 2024.
De la créativité en transport pour saisir la migration intérieure
Moi, parfois, je rêve d’un autobus de nuit express pour Sainte-Anne-des-Monts par la Haute-Gaspésie jusqu’à Gaspé ou d’un train de nuit express pour Matapédia, à prix décent, dans lequel je pourrais dormir au moins six heures. Ça changerait tout, il me semble. Ceci nous amènerait des visiteurs les longues fins de semaine.
Connaissez-vous les autobus de luxe Supercama d’Argentine, du Brésil et du Chili? Des grands pays avec de grandes distances mais, comme au Canada, l’avion n’y est pas abordable. Ces bus de nuit se rendent dans les zones touristiques emblématiques comme Iguazu Falls ou, encore, la Patagonie. Les sièges se transforment en lit, après avoir mangé un asado, ce boeuf argentin cuit au four de terre cuite et bu du vin rouge de Mendoza. On se réveille au petit matin, prêt pour nos trois jours à la campagne. C’est une expérience fantastique et motivant la population urbaine à sortir plus loin. Parfois les meilleures idées ne sont pas celles des pays riches, mais celles des pays ayant des enjeux similaires, soit une faible population dans ses extrémités.
En matière de transport public, c’est connu, c’est plutôt l’offre qui crée la demande. Tant que le service de transport public est misérable, la demande ne sera pas au rendez-vous. S’il y a effectivement une migration intérieure, la Gaspésie doit la saisir.
Au-delà de la Gaspésie, le Québec pourrait aussi faire le choix de la décentralisation de l’occupation du territoire. À mon avis, il devra le faire très bien pour freiner la perte de terres agricoles et composer avec l’accès à l’eau potable dans les plaines du Saint-Laurent.
Les pays scandinaves n’ont pas hésité à donner accès à leurs espaces nordiques, notamment pour y permettre le déplacement vers des universités et des centres de services gouvernementaux décentralisés partout sur le territoire. Photo : Getting around | Travel around Norway any way you like
1. Brezzi, M., L. Dijkstra et V. Ruiz (2011), OECD Extended Regional Typology : The Economic Performance of Remote Rural Regions, OECD Regional Development Working Papers, n° 2011/06, Éditions OCDE, Paris.
2. Institut de la statistique du Québec (2024). Croissance démographique record dans la moitié des régions du Québec, en particulier à Montréal, Communiqué de presse.