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5 juin 2025 8 h 53

La Gaspésie et ses surnoms colorés

NEW CARLISLE | Il est toujours bien fascinant de voir comment les gens d’ici se nomment entre eux pour se distinguer. Du fameux « Tom à Jack à Alphonse à Bernard » aux surnoms de famille dont les origines sont plutôt anecdotiques, les Gaspésiens et les Gaspésiennes – et surtout ceux et celles d’origine acadienne – ont inventé une drôle de manière de se présenter par leur arbre généalogique, soit par marque de filiation. Chez les Acadiens, le patrimoine immatériel prend diverses formes toutes aussi intéressantes les unes que les autres. Aujourd’hui, nous nous intéressons aux surnoms de famille, et particulièrement à ceux par filiation et par surnoms de personnes généralisés à la famille, une pratique linguistique fort répandue dans la Baie-des-Chaleurs.

Selon le chercheur Philippe Jetté, qui a recensé de nombreux surnoms de famille en Nouvelle-Acadie, la typologie des surnoms de famille se présente généralement en cinq thèmes :
• les surnoms de personnes, qui s’appliquent généralement à un seul individu; dans le cas de la Gaspésie, ces surnoms ont pour particularité de colorer une lignée de famille;
• le surnom de quêteux, donné à celui qui quémande;
• le blason populaire, qui est un surnom donné aux habitants d’une paroisse;
• le toponyme populaire, soit le surnom d’un lieu;
• et le surnom par filiation, qui, comme l’explique l’auteur, « énumère l’ascendance d’une personne par les prénoms qui sont séparés par un « à » et commencent généralement par le prénom de la personne ».

Les surnoms de famille représentent ainsi des manières pour des citoyennes et citoyens de s’approprier et d’être fiers de leur histoire, de s’ancrer dans une lignée et de garder en mémoire un patrimoine familial. Cette pratique linguistique, loin d’être banale, est ainsi un élément du patrimoine immatériel québécois et acadien d’envergure. En Gaspésie, les habitants ont généralement deux manières de se nommer : par le surnom de filiation, et par le surnom de personne qui se généralise à une lignée. Nous traiterons les autres thèmes dans un prochain article.


Tant de femmes dont l’héritage est si important, mais dont le surnom de famille s’éclipse quelque peu. Photo : Musée de la Gaspésie

Le surnom par filiation

Le Dictionnaire de l’Académie française définit la filiation comme la « manière dont se fonde, en fonction du système de parenté d’une société, l’appartenance de l’enfant au groupe familial de l’un ou l’autre de ses deux parents. Filiation matrilinéaire, patrilinéaire ». Sur un plan fonctionnel, le surnom par filiation sert à distinguer des personnes ayant les mêmes prénoms ou les mêmes noms de famille. En nommant une partie de l’arbre généalogique, les habitants et les habitantes d’un milieu opèrent un détachement de leurs pairs en insérant leur appartenance directement dans leur ascendance. Le nommage par filiation se fait généralement à partir de la lignée patrilinéaire et remonte généralement, dans l’oralité, à deux ou trois générations. Il se présente généralement sous la forme « Jos à Pierre à Robert ».

En 2008, cette onomastique traditionnelle intègre l’Inventaire des ressources ethnologiques du patrimoine immatériel de l’Université Laval (IREPI). Dans son inscription comme patrimoine immatériel, la pratique de nommage par filiation inclut aussi la pratique du surnom de personne généralisé, dont nous parlons ci-bas. Cette tradition culturelle est généralisée à l’ensemble de la Baie-des-Chaleurs, qui partage bon nombre des mêmes familles acadiennes (Bourdages, Poirier, Arsenault, Henry), mais dont les lignées se sont établies dans différents villages voisins. Le nommage par filiation est également présent dans l’oralité dans les secteurs de Matapédia-les-Plateaux, les Îles de la Madeleine, dans les Petites-Cadies du Québec et en Nouvelle-Écosse. En Nouvelle-Acadie, dans Lanaudière, le chercheur Philippe Jetté a en effet recueilli plus de 800 surnoms de famille.

Le surnom de personne généralisé

Une autre variante de surnom de famille qui est particulièrement présente en Gaspésie est le surnom de personne généralisé à la lignée. Ce phénomène linguistique reprend typiquement un nom commun associé à un individu et qui reprend une occupation, un trait de caractère, une anecdote, etc. et qui est ensuite transmis aux générations subséquentes. Pour certains d’entre eux, les descendants gardent en mémoire l’origine du nom de leur lignée.

Certains de ces surnoms sont liés à l’occupation. Par exemple, les Henry de la famille de Joseph Henry de Saint-Siméon sont « les Mousseux », probablement en raison de la récolte de la mousse de mer (zostère marine) sur la plage, utilisée pour rembourrer les coussins des carrioles. D’autres sobriquets sont plus anecdotiques. La lignée de Benoît à Xavier Henry, aussi de Saint-Siméon, est surnommée « les Claques ». Selon un des descendants, Marc Henry, « beaucoup de paroissiens laissaient leurs chevaux dans la grange pour aller à la messe. Mon arrière grand-père avait fait une boîte pour laisser les  » claques  » qui recouvraient les bottes dans la grange pour ne pas encombrer l’entrée de l’église. D’où le surnom ». D’autres noms sont liés au caractère d’un ancêtre. Par exemple, une branche de Henry de Saint-Siméon s’appelle « les Péteux » en raison d’un ancêtre un brin baveux qui « pétait de la broue » !

Un autre cas intéressant est le nommage d’une lignée par le prénom d’un ancêtre. Par exemple, les Bourdages de la lignée « Babillas » de Saint-Siméon gardent en mémoire leur ancêtre éponyme, Babillas. À Caplan, les Brière portent le surnom de « Matous » ou de « Shaw » en mémoire d’une aïeule de la lignée, Marguerite Shaw. Une lignée de Poirier de Saint-Siméon se prénomme aussi « les Tilanges » en hommage à leur ancêtre Ange Poirier.

Ces exemples dépeignent malheureusement la préséance de l’héritage filial masculin dans la mémoire familiale. La seule occurrence d’un surnom lié à la filiation matrilinéaire est celle de la lignée des « Shaw » de Caplan.

Un mot sur le nom dit

Dans la Vallée du Saint-Laurent, les Canadiens français adoptent plutôt le nom dit. Le seul cas que nous avons recensé en Gaspésie est le « Poirier dit Commis ». Ce nom alternatif pouvait être issu du métier de l’ancêtre, d’une anecdote, d’un trait distinctif, un nom de guerre, etc. Ce nom dit pouvait, de génération en génération, carrément remplacer le nom d’origine. Les descendants se promènent même parfois avec les deux noms sur de nombreuses générations. C’est le cas pour Miville-Deschênes, Canac-Marquis, et même Gérin-Lajoie. Cette pratique est toutefois peu commune en Gaspésie.