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11 septembre 2024 12 h 08

Le temps des « beluets »

SAINT-ELZÉAR | C’est à peu près « à c’t’temps-citte » - même un brin plus tôt dans la saison – que les « beluets » se mettent à abonder dans l’arrière-pays de notre bout de baie. Nos ancêtres le savaient et, en famille, récoltaient ce petit fruit qui pousse là où les forêts ont brûlé pour profiter de ses vertus médicinales et gustatives. Dans quelques villages, on poussa l’audace jusqu’à le commercialiser et l’exploiter à plus grande échelle. Hommage à ce petit bouton bleu bien présent dans la région gaspésienne.

Les origines du bleuet

Le bleuet, ou Vaccinium (une famille issue des Éricacées comprenant plus de 450 espèces), fait partie de la grande famille des myrtilles et des airelles. En Gaspésie, on retrouve surtout deux espèces de bleuet sauvage (Vaccinium myrtilloides ou Vaccinium angustifolium). Celui-ci se rencontre particulièrement dans les forêts ayant subi une coupe ou un incendie récent, ou alors dans les bleuetières aménagées. Quelques fermes produisent aussi du bleuet de corymbe, une autre variété cultivée.

Le bleuet fait partie des fruits sauvages du Québec qui peuvent être dégustés crus, cuisinés en desserts, ou transformés en vins et en confitures. En Gaspésie, il apparaît en août après la petite fraise des champs, la framboise et l’amélanche. De multiples fruits sauvages – certains moins connus – sont cueillis durant la période estivale par les Gaspésiens : le pimbina, la groseille, l’atoca, l’églantier…Cueilli en famille, le bleuet fait partie des nombreuses traditions culinaires observées par différentes populations gaspésiennes et constitue ainsi un véritable patrimoine.

Cueillir le pguman

Le pguman, ou bleuet sauvage, est un fruit sacré chez les Mi’gmaq. Certaines sous-espèces sont appréciées pour leur potentiel de régulation du taux de sucre dans le sang ainsi qu’à titre de traitement des infections urinaires. On se sert aussi des feuilles et des racines du plant pour traiter les rhumatismes. Le bleuet était aussi utilisé par les Mi’gmaq comme une source de subsistance d’urgence. Séché, on pouvait l’entreposer dans des souches d’arbres vidées, puis couvertes ou scellées avec de l’écorce de bouleau ou de la mousse pour éviter que les animaux puissent y accéder.

Cela créait une petite cache de bleuets pour les chasseurs, l’hiver. Les bleuets pouvaient également être réduits en sirop, étendus au soleil sur un morceau de bouleau, puis tournés et retournés pendant quelques heures. Au terme de ces opérations, on obtenait une petite « barre » de fruits entreposée dans des paniers pour l’hiver.

Les Mi’gmaq cueillent le pguman en plusieurs endroits en Gaspésie. À Gespeg, une montagne nommée Blueberry mountain était fréquentée par les Mi’gmaq. On récoltait les bleuets avec des paniers faits d’écorce de bouleau ou « carcajou », comme le nommait une aînée mi’gmaq. On rencontre toujours du bleuet sur les abords des rivières Matapédia et Cascapédia. Le père Pacifique de Valigny, missionnaire capucin à Listuguj, a d’ailleurs retracé plusieurs toponymes signalant la présence de ce petit fruit sur le territoire gaspésien.


Louisette Henry et ses petites-filles cueillent le bleuet à Saint-Elzéar, en 2017. Photo : Offerte par Louisette Henry

Le bleuet chez les Acadiens

Dès l’arrivée des premiers Européens dans les provinces maritimes, dont les Acadiens, le bleuet attire la curiosité. On le consomme en vin et dans toutes sortes de desserts, comme les poutines (dont les poutines à trou, en sac, au pain ou poutine carreautée). Mais attention, ici, « poutine » ne désigne pas la poutine que nous consommons aujourd’hui! Il s’agit plutôt d’une pâte cuite contenant un mélange de fruits comme le bleuet, la canneberge ou le raisin, et de sucre. Pour apprêter la poutine en sac, selon l’ethnologue Jean-Claude Dupont, « il s’agit d’étendre de la pâte et de la découper en quatre grosses galettes carrées sur lesquelles on dispose des morceaux de pommes séchées et des raisins secs, ou de la confiture de fraises, ou de framboises, ou de bleuets. On relève les coins des galettes pour recouvrir la confiture et on enveloppe cette pâtisserie en lui donnant la forme de boule dans un sac de coton blanc. Attacher ensuite le sac et le faire bouillir pendant deux heures dans un chaudron fermé. Une fois cuite, chaque boulette est développée et tranchée en rondelles. »

Les Gaspésiens d’origine acadienne ont fort probablement adapté ce terroir à leur goût!

Le fruit du feu

À l’état sauvage, le bleuet pousse particulièrement bien dans les territoires perturbés par le feu ou l’activité humaine. Or, plusieurs feux de forêt se sont abattus sur l’arrière-pays gaspésien, favorisant son émergence. En 1909, dû à un feu allumé par un colon, un incendie se propage en arrière des municipalités de Gascons, Port-Daniel, Shigawake, Saint-Godefroi, Paspébiac, New Carlisle, Bonaventure et New Richmond, détruisant « pour des centaines de milliers de piastres de bois », et affectant des hameaux entiers, selon un article de La Patrie du 15 juin 1909.

Puis, en 1924, l’un des plus grands feux de forêt de l’histoire de la Gaspésie se déclenche derrière les villages de Bonaventure à Port-Daniel, d’une superficie de 120 791 hectares. En 1937, un autre feu est recensé derrière Saint-Jogues. Puis, en 1995, le Grand feu de la Bonaventure, toujours dans l’arrière-pays, décime plus de 30 000 hectares. Les forêts derrière Saint-Elzéar et Saint-Jogues ont ainsi représenté des terreaux fertiles à la culture du bleuet, propices à l’aménagement de bleuetières.


Gin conçu par la Distillerie des Marigots dans le cadre du centenaire de Saint-Elzéar, célébré en 2024. Photo : Distillerie des Marigots

Nos deux bleuetières

À Saint-Elzéar, une importante bleuetière de 3,5 km est en exploitation depuis le début des années 1990. Après la création de celle-ci par ses fondateurs Gaston Poirier et Elzéar Larocque, plusieurs propriétaires se sont succédé. En 1996, le projet vivote. En 1998, la bleuetière semble abandonnée mais elle est relancée en 2000 sous la raison sociale Bleuetière de Saint-Elzéar inc. Fait intéressant, selon le Plan d’affectation du territoire public de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, la zone fait partie du territoire frappé d’une entente entre le gouvernement du Québec et la Nation mi’gmaq de Gespeg concernant la pratique des activités de piégeage à des fins alimentaires, rituelles ou sociales.

La zone était également fréquentée avant la création de la bleuetière par des aînés de l’endroit. Comme le spécifie Louisette Henry, une citoyenne, « au rang 10, les gens traversaient la rivière et montaient le cap du côté de Saint-Jogues » pour récolter à la main cette manne bleue.

Au début des années 2000, l’usine de congélation de Newport est convoitée pour l’entreposage des bleuets par diverses entreprises exploitant ce petit fruit. La compagnie Méga Bleu Inc., du Nouveau-Brunswick, est l’une des intéressées. Elle achetait déjà, en 2000, toute la production bleuetière de Saint-Elzéar, soit 300 000 livres. Finalement, l’usine est rachetée par les Bleuets sauvages du Québec et utilisée pour l’entreposage de bleuets issus de différentes régions de la province. Son implantation en territoire gaspésien attirera de petits producteurs qui font affaire avec la bannière. En 2007, 10 % des bleuets entreposés proviennent de la Gaspésie.

La bleuetière est toujours en opération aujourd’hui et appartient aux Bleuetières 2000 Inc., une compagnie implantée au Lac-Saint-Jean. En 2018, l’apiculteur John Forest place 250 ruches dans la bleuetière à des fins de pollinisation, ce qui augmente de 400 % la production de bleuets! La bleuetière a même fourni des fruits à la Distillerie des Marigots pour la création d’un gin en l’honneur du centenaire de Saint-Elzéar, célébré au cours de l’été.

À Saint-Elzéar, la culture du bleuet a d’ailleurs donné son nom à une route officialisée en 2020, la Route de la Bleuetière, qui a remplacé la défunte route de l’Est. Selon la Commission de toponymie du Québec, une « ancienne bleuetière » se trouve sur cette voie.

Le gouvernement du Québec a également établi une zone de 7,2 km2 au nord de Saint-Jogues, dans le territoire non organisé Rivière-Bonaventure, pour un projet de bleuetière de type forêt-bleuet. Ce type d’aménagement consiste en des bandes de culture intensive du bleuet séparées par des corridors boisés. Des terres publiques ont été offertes par le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs aux futurs producteurs de bleuets. Cette sous-zone fait aussi partie de l’entente entre les Mi’gmaq de Gespeg et le gouvernement du Québec.
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La culture de ce petit bleu est ainsi bien vivante en Gaspésie. Cultivé de tous temps et apprécié pour ses multiples qualités, il est bien implanté dans le terroir culinaire gaspésien. Une petite douceur – peut-être la seule possible – héritée de catastrophes naturelles. Irez-vous aux « beluets » c’t’année ?