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14 septembre 2018 10 h 05

Une femme de l’autre temps

Pascal Alain

Chroniqueur

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CARLETON-SUR-MER, septembre 2018 – Sans être unique, l’histoire d’Anne-Marie est vraie. Elle appartient à un autre monde, à un autre siècle. Le genre d’histoire qu’on n’entendra plus puisque la modernité, depuis le temps, a fait son œuvre et que les temps changent. L’histoire d’Anne-Marie pourrait être celle de tellement d’autres femmes. C’est pour cette raison que je la raconte.

Ludger, le père d’Anne-Marie, a quitté sa Beauce natale au début des années 1920, quelques années avant que la grande crise économique sévisse et bouscule tout sur son passage, en particulier dans les grandes villes. Des terres, loin d’être les meilleures pour y faire pousser de quoi se nourrir, étaient offertes à tout preneur. L’idée était tout simplement de tenir la faucheuse à distance des vivants.

Ludger s’installe donc dans la colonie de Saint-André-de-Restigouche. Il y rencontre une Acadienne originaire de Saint-Alexis-de-Matapédia et répondant au nom d’Edwige Gallant. Ensemble, ils auront 17 enfants, coutume irréfléchie dictée selon le bon vouloir des petits curés de village.

Anne-Marie, 8e du lit, née en 1937, voit la famille déménager à L’Ascension-de-Patapédia un peu après la Seconde Guerre mondiale. La vie y est dure. Tout est à faire. Défricher, dessoucher, semer, cultiver… Se faire une vie, comme elle disait.

Anne-Marie naît au temps où les femmes n’ont pas le droit de vote, au provincial du moins. Au temps où l’on quitte l’école trop tôt. Il faudra patienter jusqu’en 1943 pour que le gouvernement d’Adélard Godbout déclare l’école obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans.

On le sait, il ne suffit pas d’adopter une loi pour qu’elle s’applique du jour au lendemain. Malgré celle-ci, Anne-Marie voit son parcours scolaire s’arrêter alors qu’elle n’a que 9 ans, une troisième année à peine terminée, afin d’aider la famille à joindre les deux bouts. Elle aime les livres et l’écriture, mais le destin a d’autres projets pour elle. À seize ans, elle quitte le nid familial pour travailler comme ménagère. Elle doit gagner des sous pour soutenir la famille qui s’agrandit en son absence.

Il n’y a pas si longtemps, les enfants, en particulier les femmes, devenaient adultes malgré eux, sans le vouloir, avec toutes les responsabilités qui vont avec. Comme bien d’autres de ses semblables, Anne-Marie n’échappe pas à la règle.

Elle fait alors ce que bien des femmes de l’époque se font imposer : elle devient une femme à tout faire dans les hôtels de la région, puis dans des familles bourgeoises à Montréal. Vivre au sein de foyers aisés et faire 36 métiers : cuisiner, raquemoder, faire le lavage, nettoyer, repasser, s’occuper des enfants. Recommencer ces tâches. Quotidiennement. Le tout pour 15 $ par semaine.

S’exiler dans la grande ville dans la jeune vingtaine parce qu’enceinte de quelques mois et laissée tombée par son amant du temps. Une femme enceinte, seule. Inacceptable pour sa famille. Inacceptable pour son village qui évolue à la même vitesse que le reste du Québec de l’époque. L’homme, lui, peut demeurer dans la paroisse sans se faire reprocher quoi que ce soit. Il a le beau jeu. Encore et toujours.

C’est la génération d’Anne-Marie qui s’éteint. Celle qui a trimé dur, sans relâche, pour moins que rien. Qui a tout donné sans trop demander. Celle qui a bâti le Québec moderne. Celle qui a connu la vie sans eau courante, sans électricité, sans toutes ses facilités enivrantes d’aujourd’hui. Qui a connu, au fil des décennies, plus de changements que nous n’en connaitrons jamais. Oui, c’est cette génération qui s’en va.

Mais je tiens à vous rassurer. Anne-Marie a fait une bonne vie, comme la plupart de ses comparses de sa génération. Habituée à donner, à aider, à être solidaire et armée de résilience, de ténacité et d’une persévérance déroutante, elle s’est forgée une vie dont elle était plus que fière. Elle a eu des enfants, qui ont des enfants, qui ont des enfants…

Malgré le vide immense provoqué par son départ, elle laisse derrière elle des traces inspirantes et apaisantes, que nous suivons déjà… Allez, bon voyage, maman !

NOTE SUR L’AUTEUR
Pascal Alain est né et habite à Carleton-sur-Mer. Historien de formation, il est aussi détenteur d’une maîtrise en développement régional. Œuvrant professionnellement dans le secteur municipal, il est l’auteur de plusieurs conférences sur l’histoire et le développement régional. Il est aussi l’un des membres fondateurs du GRAFFICI.