Vers la disparition de la banquise du golfe du Saint-Laurent
PETITE-VALLÉE | Denise Lebreux se rappelle encore vivement de cette matinée du 26 décembre 1946. Ce jour-là, son père et quelques hommes du village venaient à la rescousse de deux des six rescapés d’un petit avion qui, l’avant-veille, s’était posé d’urgence sur les glaces à la hauteur de Mont-Joli, avant de dériver à l’est.
« Maintenant, le lendemain de Noël, s’il n’y a pas de glaces, on se dit « mon Dieu, s’ils tombaient aujourd’hui, personne ne pourrait les sauver… » », songe, soucieuse, celle qui demeure toujours à la Longue Pointe, ce secteur de Petite-Vallée qui s’avance pour fendre les eaux du golfe et à partir duquel avaient été repérés les deux hommes en détresse.
Au moment d’écrire ces lignes, en ce début de janvier 2025, aucune glace n’est visible au large : en fait, le golfe est entièrement libre de glace et ni même l’estuaire, qui s’amorce à la hauteur des Méchins, ne démontre des signes d’englacement.
« On prévoit un golfe sans glace dans 70 ans, mais ça se produit déjà régulièrement, plus souvent que ça devrait, expose Peter Galbraith, chercheur scientifique en océanographie physique à l’Institut Maurice-Lamontagne, situé à Mont-Joli. Dans les 15 dernières années seulement, on a eu 10 des 15 plus faibles couverts depuis 1969 », rajoute-t-il, précisant que le golfe est considéré sans glace lorsqu’à son apogée celle-ci couvre moins du quart de sa superficie.
Aux premières loges de ces transformations, Denise Lebreux acquiesce. « Ce n’est pas le premier hiver [qu’il n’y a pas de glace], ç’a changé beaucoup. »
Il y a encore cinq ans, je disais que l’événement rare c’était de ne pas avoir de glace. Mais à un moment donné, ça va tourner, et l’événement rare ça va être d’en avoir. Photo : Offerte par Peter Galbraith
Le rôle de l’atmosphère
La glace formée en eau salée se constitue différemment qu’en eau douce, comme sur les lacs par exemple. La composition chimique de l’eau de mer complexifie son refroidissement et, ultimement, la possibilité de créer de la glace.
« C’est une très grande colonne d’eau dans le golfe du Saint-Laurent qu’il faut refroidir pour atteindre le point de congélation et former de la glace », explique le chercheur qui, annuellement, dévoile les résultats de ses recherches sur le climat du golfe.
Pour bien saisir le processus de formation de la banquise, il faut remonter à l’été qui précède, où les eaux se stratifient en trois niveaux : une couche profonde, issue de l’océan Atlantique, une couche intermédiaire froide et une couche de surface, en équilibre avec l’atmosphère.
« Ce qui se passe, c’est qu’à l’automne, l’atmosphère se refroidit et donc refroidit l’eau en surface, explique Peter Galbraith. Comme l’eau froide est plus dense et qu’il y a du vent, on commence à mélanger la colonne d’eau par
convection; on forme une couche mélangée de plus en plus épaisse. À la fin de l’hiver, cette couche va atteindre 75 mètres d’épaisseur, ce qui correspond à environ 45 % de tout le volume des eaux du golfe. »
Ainsi, comme la variation du couvert de glace s’explique en grande partie par la température de l’air, l’augmentation observée des températures, notamment en hiver, réduit les probabilités de formation de la banquise, en plus de réchauffer la couche intermédiaire froide.
« Durant les 150 dernières années, nos hivers se sont réchauffés presque deux fois plus vite que le reste de l’année, indique le scientifique. Déjà, en décembre, on a eu en moyenne des températures de 1,1 degré Celsius au-dessus de
la normale [pour la période 1991-2020] sur les 13 stations météorologiques autour du golfe. Pour avoir de la glace « mur à mur », jusqu’aux côtes de Terre-Neuve, ça prend les quatre mois de l’hiver plus froid que la normale. »
Impacts
Parmi les répercussions d’un couvert de glace rétréci, Peter Galbraith mentionne notamment l’érosion des côtes découlant d’une mer qui se retrouve débridée. Quant à l’augmentation de la température de la couche intermédiaire froide, les impacts se font entre autres ressentir au niveau des espèces animales marines.
« S’il n’y a pas de glace en février, les phoques n’entreront pas dans le golfe pour la mise bas, relève-t-il. Et toutes ces eaux-là, jusqu’à 150 m, qui subissent des variations saisonnières sont assises sur le fond, et ça, c’est l’habitat du crabe des neiges et des espèces de poissons qui vivent à ces profondeurs. Le climat des eaux intermédiaires du golfe est en train de changer complètement. »
Peter Galbraith pilote le Programme de monitorage de la zone Atlantique (PMZA). Il dirige annuellement un relevé héliporté de la température et de la salinité du golfe. Photo : Offerte par Peter Galbraith
Travail perturbé
Dans le cadre du Programme de monitorage de la zone Atlantique, un programme piloté par Pêches et Océans Canada qui vise à détecter, suivre et prévoir les changements de productivité et d’état du milieu marin, Peter Galbraith produit depuis 30 ans un relevé océanographique à partir des données qu’il récolte sur l’épaisseur et la température de la colonne d’eau. Le recul de la superficie de la banquise du golfe force toutefois le chercheur à modifier ses méthodes de travail, lui qui effectue ces relevés annuels à l’aide d’un hélicoptère.
« Les premières années, les morceaux de glace faisaient des kilomètres de long : on se posait et on sortait notre équipement pour percer un trou et y mettre notre sonde, relate-t-il. Et puis, il y a eu des années où on se posait sur des morceaux de glace à peine plus gros que l’hélicoptère. Maintenant, on fait ce relevé-là uniquement en vol stationnaire [sans se poser], et on descend notre profileur quand on trouve des ouvertures d’eau. »
Si le principal intéressé est à la barre de ces relevés océanographiques depuis 1996, les premières évaluations de l’englacement du golfe remontent, elles, à 1958 et 1959, avant de devenir régulières à partir de 1969.
« La tendance avant 1958, c’est qu’il faisait trop froid pour qu’il y ait des hivers sans glace », signale Peter Galbraith.
Disparition de la glace… et des mots pour la nommer
Pour les résidents aujourd’hui plus âgés du littoral nord de la Gaspésie, les hivers étaient donc inévitablement synonymes d’un couvert blanc sans limites qui, dans le regard d’un enfant, prenait la forme d’un véritable terrain de jeu.
« Quand les glaces se brisaient, on sautait d’un morceau à l’autre jusqu’à 300-400 pieds au large. Nos parents nous criaient de rentrer! », se remémore Jean-Louis Lebreux, 80 ans, un cousin de Denise Lebreux qui a grandi lui aussi sur la Longue Pointe.
Pour désigner ces immenses morceaux de glaces fragmentés, les gens du village disaient alors des « rompis », un vocable qui, par analogie, pourrait se rapporter à cet « ensemble d’arbres rompus, cassés » selon la définition proposée par le dictionnaire Larousse, ou simplement dériver du verbe rompre.
« Les vieux parlaient des « rompis » pour nommer des amas de glace, raconte Denise Lebreux. Et quand je parle de vieux, je ne parle pas de moi qui est rendue à 87 ans! », précise-telle, à la blague.
Outre « rompis », un autre mot aux origines nébuleuses enrichit le vocabulaire utilisé par les villageois pour rendre compte de la glace et ses différents états : la « magonne ».
« C’est de la glace en surface, explique Denise Lebreux. Mais tu n’irais pas marcher sur la « magonne », tu te ramasserais le derrière à l’eau! »
La « magonne », serait donc probablement du frasil, une pellicule de cristaux qui s’accumule à la surface de l’eau lors de la formation de la glace, description à laquelle adhère Jean-Louis Lebreux.
Si le mot semble absent des dictionnaires et autres ressources linguistiques, on en retrouve la trace sous la plume de Jacques Ferron, célèbre écrivain, homme politique et médecin qui pratiqua dans les environs – il s’arrêtera deux années à Rivière-Madeleine – à la fin des années 1940.
Dans les pages du journal L’Information médicale et paramédicale, Ferron dit de la « magonne », qu’elle est « un frasil épais qui soude à leurs jointures les glaces dans le Golfe, dont le lent convoi serre la côte gaspésienne de Matane à Pointe-à-la-Frégate ».
Alors que la banquise du golfe du Saint-Laurent décline de manière irrépressible et que son absence deviendra la norme, les mots pour la décrire, qui font la typicité des petites communautés gaspésiennes, risquent de s’évaporer eux aussi.