Assis dans mon canot
C’est ça la pêche au saumon. Chaque lancer peut être le bon, c’est-à-dire celui qui fera monter ce magnifique poisson à la surface afin de s’emparer de cette splendide Green Islander (précisons, pour les non-initiés, que chaque mouche à saumons porte un nom dont certains tiennent leur origine des premiers Anglais qui pratiquaient ce sport) qu’il aura vue filer devant ses yeux des centaines de fois , ou tout au moins, simplement la contempler de plus près.
Certains disent qu’il en faut, de la patience pour faire mordre un saumon. Moi j’ai toujours dit que ce n’est pas la qualité maîtresse dans ces gestes répétés. Il s’agit plutôt, ici, de se laisser habiter par le calme, la tranquillité, le silence… la contemplation.
Les heures ne se comptent plus et ne comptent plus, dans un décor incomparable où les sons et les images nous invitent à l’apaisement, à retourner à l’essentiel, à se laisser errer dans les mondes qui nous habitent.
Comme c’est dans le noir que la lumière est la plus éclatante, c’est aussi dans le calme que les vents parfois tumultueux du mental sont les plus perceptibles, voire même perturbants. Ainsi se dessinent et se précisent des fragments de notre monde, qui défilent inlassablement dans mon esprit, comme la mouche insistante devant les saumons. Ces images éparses se bousculent parfois et cherchent intensément à s’y faire une place, en ces temps troubles et incertains.
Immigrants : des nouvelles troublantes
Ainsi remonte en moi cette nouvelle troublante dont traitent les médias depuis quelque temps, au sujet des migrants expulsés d’Algérie et abandonnés dans le désert, tels des déchets dont on ne sait plus comment se débarrasser. Ainsi va l’humanité…
Tout aussi troublant, ce drame d’autres migrants en provenance du Mexique, du Guatemala, du Honduras en quête d’une vie meilleure qui se sont fait arrêter comme des malfaiteurs aux portes du pays le plus puissant et le plus riche du monde, les enfants séparés de leurs parents , empilés dans des cages comme des animaux de zoo en transit avec des couvertures métalliques comme seul réconfort.
Ces images, ces récits me ramènent à une lecture très lointaine, mais combien encore actuelle, du livre de l’auteur et psychiatre Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, où il faisait état de l’oppression vécue par les peuples colonisés, soumis aux dictats des puissants. Ce livre est paru en 1961. Nous en sommes encore là.
Selon certains observateurs, les flux d’immigrants ont diminué ou se sont stabilisés ces derniers temps. Mais plus que jamais, les ténors de la droite un peu partout dans le monde et aussi chez nous les font passer pour une menace à notre sécurité. Un récent sondage révèle qu’au Québec, 48 % des personnes interrogées considèrent comme un « grand » et « très grand » risque l’arrivée de dizaines de milliers d’immigrants par année , rapporte le Devoir.
Il y a aussi ces images fortes et déchirantes de demandeurs d’asile qui risquent leur vie ou la perdent pour atteindre les côtes de pays où ils espèrent qu’elle sera meilleure.
Ainsi, nous assistons muets et impuissants à cette mouvance, certaines fois plus intense que d’autres, de ceux que Frantz Fanon appelait les « Damnés de la terre », victimes d’une idéologie qui n’a de cesse de maintenir une partie de l’humanité dans un état de marginalisation et de pauvreté. Ce sont eux maintenant comme naguère, ces désespérés, qui viennent frapper aux portes souvent fermées d’un Occident en peur. Cette fameuse peur de l’autre, l’étranger.
Toutes ces nouvelles documentées avec images saisissantes à l’appui nous amènent à regarder les malheurs de gens d’ailleurs un peu comme une distraction culpabilisante que l’on voudrait effacer au plus vite de notre esprit. Que pouvons-nous faire, nous demandons-nous, impuissants?
Et nous essayons de fermer ce grand livre d’images au plus vite, mais les vents obsédants de la tourmente médiatique le gardent ouvert.
Des armes mortelles… longtemps
Dans un entretien publié sous le titre, Guerres humanitaires? Mensonges et intox, l’ancien président de Médecins sans Frontières, Rony Brauman, réfléchit au sens et à la justification des guerres des temps modernes pour faire ressortir tous les mensonges qui auront permis de les justifier aux yeux du public.
Il porte un regard très critique sur les armes devenues sophistiquées au point où on nous fait croire qu’elles ont une efficacité et une précision que l’on qualifie de chirurgicale. Il donne l’exemple d’une bombe présentée comme « propre » par « la US Air Force qui l’a mise au point, du fait d’un rayon d’action très court (…). Tirée par des drones ou des hélicoptères, cette munition provoque des lésions inopérables en raison de la pénétration de particules indétectables, ainsi que des cancers osseux et musculaires dus aux matériaux très toxiques qui la composent ». Et il ajoute pour la réflexion : « Je serais curieux de savoir ce qu’ont à l’esprit, quand ils se lèvent le matin, les scientifiques qui travaillent sur ce genre d’objet d’épouvante. »
Nous savons maintenant que les principales victimes des guerres modernes sont des civils et que plus de vingt ans après des bombardements, on continue de mourir des multiples effets de ces engins de mort. En Serbie aujourd’hui, on continue de mourir de cancers causés par les bombes à l’uranium appauvri (bombe dégageant des gaz toxiques après impact et provoquant des cancers, selon certains experts) tirées par des avions de l’OTAN dans les années 1990. Et ce n’est qu’un exemple.
Bref…
« Les dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez, Et c’est la mort, la mort toujours recommencée… » chantait Brassens.
Et mes saumons, toujours là, fidèles… pendant que moi, assis dans mon canot, je me rends compte du grand privilège dont je jouis d’y être, tranquille, à taquiner un poisson qui a fait plus de quatre mille kilomètres depuis les pâturages du Groenland pour venir se reproduire au lieu de sa naissance. Il n’en a rien à découdre du pêcheur de saumon pensif et inquiet que je suis.
Le but ultime des humains que nous sommes n’est-il pas, comme pour le saumon, de se reproduire, c’est-à-dire, perpétuer l’espèce? Le problème est que certains considèrent que pour y arriver, il leur faut s’approprier tout l’or du monde, en écrasant tout au passage, ne laissant que des miettes aux moins « ambitieux ». Posséder et déposséder, dicte la loi du plus fort. C’est beaucoup à cela qu’on assiste actuellement de par le monde. C’est beaucoup pour cela que les « dépossédés » de ce monde cognent à nos portes.
Bien sûr, beaucoup de grands gestes d’humanité sont posés pour perpétuer la vie, ou pour la conserver. L’exemple de cet été à la une de presque tous les médias, du sauvetage d’enfants et de leur entraîneur dans une grotte inondée par la mousson en Thaïlande, nous enseigne jusqu’où la solidarité humaine peut aller pour sauver des vies en danger. Protéger la vie avant tout.
Pourtant, devant des bombardements aux gaz toxiques sur des populations (incluant de jeunes enfants) sans défense en Syrie, quelques mots réprobateurs à l’allure de condamnation de la part du Conseil de sécurité des Nations-Unies auront fait office de protestations officielles. Ce sont les groupes humanitaires comme Médecins sans Frontières qui, dans ces évènements d’horreur, viennent, par leurs actions héroïques, nous rappeler notre humanité.
Cependant, nous sommes en droit de nous demander si les grands exploits et gestes de générosité peuvent compenser, contrebalancer les abominations? Une telle question peut-elle même se poser, a-t-elle sa pertinence??? Devant l’abominable, nos gouvernants, un peu comme le citoyen, préfèrent tourner le regard, prononcer quelques paroles de circonstance pour la forme et passer à autre chose. C’est vraiment ce qui semble se passer dans bien des domaines, y compris en environnement où les politiques actuelles s’apparentent à la bêtise par leurs contradictions, devant les dangers imminents qui sont là, bien réels…
Et les Haïtiens, eux, la « rage au cœur » devant une « catastrophe humanitaire sans fin » (Guy Taillefer, Le Devoir, 11 juillet 2018) laissent exploser leur colère. Nous regardons… et attendons que le calme revienne…
Le jour s’est fait plus chaud. Les saumons sont là, à quelques mètres de moi, hors du monde et du temps, placides… Remonteront-ils encore nos rivières quand mes arrière-petits-enfants auront projet de les visiter et de passer un moment avec eux?…
Tout était calme et serein sous le soleil quand soudain, je fus extirpé de mes cogitations existentielles par le bruit continu de mon moulinet qui, très subitement, s’emballa sous la tension de la ligne qui s’allongeait à toute vitesse risquant de me tirer la canne des mains, tirée par un superbe saumon qui venait de me lancer un défi. Et d’un gigantesque saut, me laissant voir sa majesté dans toute sa démesure, il rompit ma ligne, emportant avec lui ma belle mouche flambant neuve. Il avait décidé, fidèle à sa nature, comme un peuple en révolte, qu’il ne se laisserait pas faire.
Et le calme revint… accompagné d’un étrange sentiment d’inquiétude…
Ainsi coule la rivière et va notre monde…