CADEAUX DE LA LUNE
Des fois elle arrive tôt, des fois plus tard. Qui ? Mais elle, la pleine lune de l’équinoxe. Celle qui annonce Pâques, celle qui annonce la fin proche de l’hiver. Celle qui me ramène chaque année ce parfum incomparable poussé dans mes narines par les premières brises timides venues du sud, plus salées quand elles tirent de l’est, plus terreuses quand elles tirent de l’ouest. Oui je sais, je vis loin des battures depuis longtemps. Mais ça ne m’empêche pas, chaque année, autour du début d’avril, de chercher cette odeur en mettant le nez dehors, le matin, quand le vent vient du sud caresser traitreusement la neige avant de l’achever à grands coups de soleil. Je la cherche, et je la sens encore. C’est le parfum des battures libérées du gel, des banquises qui déclarent forfait, du Barachois qui sacre son manteau d’hiver là. Le parfum de la pleine lune de l’équinoxe.
La Lune et la Terre se parlent à ce moment-là, j’en suis sûre. Elles font des plans. Ce qui va pousser là, et là, et là. Ce qui va revenir ici, ici, et ici. Elles décident de tout. Et elles jouent, la nuit. Elles s’acoquinent avec la mer aussi. Un beau matin tu vas marcher sur la batture et tu découvres les dessins qu’elles ont laissé dans le sable, entre les galets : des tas de petits ronds qui font des bulles. Et puis, elles ont mis des boucles d’oreilles aux rochers. Des belles grappes bleues d’algues et de nacre. Les premiers cadeaux de la nature généreuse. Mes plus belles chasses aux œufs de Pâques, je ne les ai pas faites dans la maison à chercher des œufs en chocolat. Non. Je les ai faites sur la batture, à pêcher des coques, à cueillir des moules.
Ce n’est pas que j’y suis allée si souvent. Mais les souvenirs qui s’y rattachent sont si beaux. Forts. Tenaces. Toujours éblouis.
D’abord il y avait cette joie de courir dans l’eau, enfin, même avec les bottes qui recueillaient les éclaboussures glacées. Tous ces sourires dans les visages anticipant le festin. Je revois des oncles les ouvrant sur place et les gobant crues. J’entends les rires, les moqueries gentilles, les histoires qu’on se lançait comme pour se défier. Les cris des enfants qui trouvaient les trous, appelant les adultes à s’amener avec leurs indispensables pêche-coque. Il faut avoir vécu près de la batture pour savoir ce que c’est, un pêche-coque. Il y a des scènes de pêche aux coques dans mon roman Mademoiselle Personne : elles ont pris vie dans ces souvenirs-là. On y passait une demi-journée, sous le premier soleil un peu chaud, on rentrait les pieds gelés, les bas trempes, les doigts gourds et les joues rouges, sales et dépeignés. La tête pleine de goélands, le nez pour longtemps habité par les effluves si particulier de la marée basse.
Dans la grande marmite, la plus grande possible, on versait le butin, on y ajoutait de l’eau de mer et un gros oignon. L’oignon, pas tant pour le goût que comme indicateur de toxicité. Je n’ai jamais compris quel était le mystère chimique de cette manœuvre, mais toujours est-il que, si l’oignon devenait noir, notre pêche n’était pas comestible. On ne rigole pas avec ça : une seule coque empoisonnée peut tuer un homme. Cela m’a servi aussi dans le roman dont je parlais plus haut. J’ai donc toujours, lorsque j’en ai fait cuire moi-même, gardé cette habitude d’y mettre un oignon.
Enfin lorsque les bivalves sont ouverts, ils sont cuits, et on transbahute la marmite sur la table où l’on dépose aussi des petits bols d’eau de cuisson, pour rincer le sable et donner du goût. Quel bonheur. Et ça mange, et ça rit, et ça se raconte les cocasseries de la journée, un tel qui est tombé le cul à l’eau, et l’autre qui a perdu sa botte avalée par le sable mou. Et le lendemain avec ce qui restait, on concoctait une bonne soupe aux coques. Avec des patates et du lait. Et des herbes salées. Je vous raconte ça, et j’ai l’eau à la bouche. Pour vrai. Ça doit bien faire vingt ans que je n’ai pas mangé de coques. Mais je sais encore ce que ça goûte et ce que ça sent.
Et chaque année, quand revient la pleine lune de l’équinoxe, le petit vent traitre pour la neige et vos satanées photos de pêche aux coques sur Facebook, tout cela me revient, à la fois le grand bonheur et le grand manque. Je vous envie et me réjouis pour vous de goûter toujours à ces beaux cadeaux de la terre et de la lune qui se sont faites complices avec la mer pour vous les offrir. Et de voir aussi que la tradition se poursuit et qu’il y a encore des enfants qui se font voler leurs bottes par le sable imbibé d’eau.
Bon appétit !