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Blogue citoyen

21 décembre 2016 7 h 43

CE QUE NOUS SOMMES

Marie Christine Bernard

Auteure et blogueuse

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C’est un plat raffiné, la langue de morue, qui demande un savoir-faire, le genre de savoir-faire qui se transmet de génération en génération, vous savez. Il n’y a plus grand monde qui sait faire les langues de morue. Chez nous, que je sache, il y a encore madame Rollande, qui en fait des légendaires, et le chef de ce restaurant où je me suis attablée pour en manger, en août 2016.

Pourtant ce plat, maintenant chic et pas donné, vient de notre passé de pauvres gens. On pêchait la morue, abondamment, mais ce n’était pas pour nous. C’était pour le commerce. À Carleton-sur-Mer, on faisait comme ailleurs en Gaspésie, et les beaux filets d’un blanc irisé séchés sur la grave s’en allaient sur les marchés européens, au Portugal et en Italie principalement, puis aux Antilles aussi. Les têtes, les queues, les joues et les langues de morue restaient dans les familles, avec les quelques filets moins beaux, ceux qui n’étaient pas dignes de faire partie des prestigieux stocks de Gaspe Cure, selon certains la meilleure morue au monde. Ainsi a-t-on développé des recettes qui ne se font plus guère, mais dont le souvenir m’allume à chaque fois les papilles: morue aux lardons frits, cambuse, langues de morue au beurre… Je le disais tantôt, il n’y a plus grand monde pour en faire, de ces plats, comme on en faisait dans le temps. J’ai des souvenirs de cambuse cuite sur un feu de bois de grève avec le poisson acheté sur le quai, des patates, des oignons et de l’eau de mer. J’étais petite, mais j’entends encore clairement les rires joyeux des adultes, et j’ai encore dans le nez les arômes mélangés du plat mijotant, de la marée changeante et du foin d’odeur dans le crépuscule.

On n’a pas pêché que la morue, à Carleton. Il y a eu le saumon aussi. Je suis de la dernière génération à avoir assisté à la parade du Festival du Saumon. Vous en souvenez-vous? Il y avait des chars, de la musique, et l’art de Raynald Cullen y était à l’honneur. Nous descendions de la grande maison jusqu’au bord de la 132, ma plus jeune tante me tenant par la main, et nous attendions la parade qui partait de Carleton-sur-mer pour traverser tout le village.

J’ai vu le capelan rouler, aussi. J’ai pogné de la plie sur le quai. Pêché des coques et des moules. Fait cuire des barlicocos. Attrapé des crabes. La mer et ce qu’il y a dedans, ça me coule dans les veines. Comme cela coule dans les veines de la plupart des enfants de la place. Nous sommes venus de la mer, nous en avons vécu, nous sommes un peu elle. Ce n’est pas pour rien qu’il a passé chez nous tant de capitaines fameux, véritables pilotes émérites ou rêveurs patentés. Qui se rappelle du capitaine Allard et de son chien Coyote?

Mon arrière-grand-père Bernier construisait des bateaux. Enfant, il m’est arrivé de fouiner dans le grenier de la shop, dont avait hérité mon père, et d’examiner les gabarits dont il se servait pour travailler. Il y en avait de toutes les dimensions. Ce souvenir d’enfant a été la source d’inspiration de mon roman Mademoiselle Personne, dont l’action se déroule dans un Carleton imaginaire, baptisé Sable-Rouge (oui, comme l’hôtel), dans les années 1920 à1940, et dont l’un des personnages principaux est une goélette. Le village, ses nombreux capitaines, sa tradition maritime, tout dans ce livre-là parle de mon amour pour mon coin de pays, ses gens, son histoire. Son âme.

À l’aube des festivités entourant le 250e anniversaire de mon village, tout cela me revient, et je regrette que cette histoire, la nôtre, ne soit pas enseignée à l’école. L’est-ce aujourd’hui? Ce ne l’était pas dans mon temps, en tout cas. Nous n’apprenions alors que la visite de Cartier en 1534. On passait très vite sur les trois cents Mi’kmaqs qui habitaient déjà les lieux (ça c’est une autre histoire que je vous raconterai une autre fois, si vous êtes sages), et c’était tout. D’où nous venions, ce qui nous a faits ce que nous sommes, rien. C’est bien dommage. Car c’est ainsi que se perd l’essentiel, il me semble. Ce qui nous soude. Ce qui nous attache aux lieux et aux gens. En ne nous racontant pas notre histoire, nous nous condamnons à ne plus avoir d’âme.

Ainsi donc puisqu’il s’agit d’un anniversaire, je fais un souhait. Chère Carleton-sur-mer, je te souhaite de ne plus oublier de te raconter ta propre histoire. De ne plus oublier que tu as l’âme à la mer. Je fais le voeu que tes enfants et les enfants de tes enfants continuent de savoir qu’il y a eu des pêcheurs et des capitaines, et des plats de langue de morue.

Attablée sur ma terrasse, l’été dernier, alors que j’attendais mes langues de morue, un petit garçon est venu placoter un peu avec moi. C’était le petit-fils du chef qui apprête si délicieusement ce plat on ne peut plus local. Ce petit garçon qui discutait avec sérieux de toutes sortes de choses, avec l’accent et les expressions de chez nous, il s’appelle, je crois, Mohammed. Et, me disais-je, en savourant le contenu de mon assiette, comme la recette traditionnelle d’ici si bien intégrée par son grand-père (dont le tajine d’agneau vaut aussi le détour), ce petit bout d’homme-là, comme ses parents nouvellement venus, fait partie de ce que nous sommes.

J’ose espérer que nous nous rappellerons de cela aussi. De ceux qui ne sont pas arrivés en 1767. Autant ceux qui étaient là avant que ceux qui sont venus ensuite, et dont les destinées se tissent elles aussi à la trame de notre histoire.

Parce que, tout ça, la mer, les bateaux, les langues de morue, les gens d’avant et de maintenant, c’est cela. Ce que nous sommes.