Cette lutte que nous perdons contre l’analphabétisme
| Cette chronique est pour ceux qui ne la liront jamais. Et elle n'intéressera personne.
Il est arrivé dans mon bureau avec une entente écrite qu’il avait déjà signée. L’entente prévoyait qu’il verrait son fils une fin de semaine sur deux; lui, il voulait plutôt une garde partagée. L’entente prévoyait également une pension alimentaire calculée sur un salaire de 50 000$. Il gagnera plutôt autour de 20 000$ cette année. Quand je lui ai demandé pourquoi il avait signé, il m’a dit : « je sais pas lire, c’est difficile de parler de ces choses-là, j’ai voulu me débarrasser ». Personne ne lui en avait lu le contenu. Ce n’est que quelques semaines plus tard que quelqu’un lui a expliqué ce à quoi il venait de s’engager.
Souvent, ce n’est pas dit aussi clairement. Ce seront des lunettes oubliées qui empêchent la lecture. D‘autres fois, rien ne sera dit. Seulement un regard furtif sur une page remplie de mots, comme un accidenté après l’impact qui ne veut pas voir sa plaie vive. Chaque fois que je leur lis le document légal qu’ils s’apprêtent à signer, j’ai le vertige devant leur vulnérabilité. Combien de fois a-t-on abusé de leur analphabétisme? Combien de fois eux-mêmes ont-ils échappé des opportunités à cause de leur incapacité à bien comprendre l’écrit? Combien de lettres laissées sans réponse? Combien de petites angoisses devant le menu au restaurant ou le bulletin d’information aux parents envoyé par l’école? Des gens plein de qualités, qui ont souvent compensé leur analphabétisme par une vaillantise décuplée, mais qui demeurent, devant l’écrit, comme des aveugles marchant à tâton. L’excuse des lunettes, c’est une métaphore.
Attention, ceci n’est pas une misère exotique. C’est la réalité pour une personne sur trois autour de nous. Dans la MRC Avignon, 36% de la population éprouve de grandes difficultés de lecture et d’écriture et dans la MRC Bonaventure, c’est 34%, selon la directrice du Plaisir des mots, un organisme communautaire en alphabétisation basé à New Richmond. Maude Henry déduit ces chiffres à partir des résultats obtenus lors des derniers recensements au sujet de la population totale de 15 ans et plus sans certificat, ni diplôme, ni grade postsecondaire.
Bien sûr, il y a différents degrés d’analphabétisme. L’analphabète complet, celui qui n’a pas terminé son primaire et qui est incapable de lire la posologie du pharmacien, représente 4% de la population. L’analphabète fonctionnel, celui qui n’a pas complété sa 2e année du secondaire et qui sait lire et écrire, mais avec de grandes difficultés dès qu’il doit comprendre une facture ou une lettre, représente quant à lui 34.3% des Québécois, selon la Fondation pour l’alphabétisation qui cite des chiffres de 2013.
Un Québec à deux faces dans l’indifférence générale
En théorie, c’est une réalité que nous n’acceptons pas. L’article 40 de la Charte des droits et libertés de la personne n’énonce-t-il pas que « Toute personne a droit, dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi, à l’instruction publique gratuite »? Ne pourrait-on pas en déduire que chacun a le droit d’être instruit? Le premier ministre François Legault ne disait-il pas, en septembre dernier à l’occasion de la Journée internationale de l’alphabétisation, qu‘« on a le devoir de ne laisser tomber personne en matière de littératie »?
Comment accepter alors que 34% des Québécois soient analphabètes? À l’heure de la société du savoir, alors que l’ONU a même décrété que chacun avait un droit de connexion internet[1], combien sont exclus parce qu’ils ne peuvent lire? C’est sûrement un hasard aussi que le taux d’abstention aux dernières élections québécoises ait été de 34%… [2]
En théorie, c’est une réalité que nous n’acceptons pas, mais en pratique, c’est une réalité immense et assourdissante que nous tolérons avec une cruelle indifférence. Alors que plus d’un million de Québécois de 16 ans et plus ont de grandes difficultés de lecture, seulement 5% d’entre eux environ entreprennent une démarche auprès d’un groupe populaire en alphabétisation ou d’un centre de formation des adultes[3].
Cinq pourcent.
Dans la Baie-des-Chaleurs par exemple, il n’y a que cinq élèves inscrits en alphabétisation cet automne auprès de l’organisme Le plaisir des mots.
Cinq.
L’organisme pourrait en accueillir davantage, assure sa directrice. Avec un taux d’analphabétisme de 34 à 36%, il y a dans les MRC Avignon et Bonaventure plus de 10 000 personnes qui en auraient besoin. À raison de cinq élèves par session, on ne peut pas dire qu’on prend le taureau par les cornes…
Dans le dernier budget du gouvernement Legault, les dépenses en éducation ont été augmentées de 4.5%. Des centaines de millions additionnels seront affectées pour améliorer la réussite éducative des jeunes. Mais autant en 2019 qu’en 2020, « l’alphabétisation ne fait l’objet d’aucune mesure spécifique dans le plan budgétaire », selon l’Institut de coopération pour l’éducation des adultes[4]. On a le devoir de ne laisser tomber personne…
Faire mieux
Maude Henry le reconnaît: « On en fait de plus en plus, mais ce n’est pas assez: on ne parvient pas à rejoindre tout le monde ». Elle explique que les obstacles sont nombreux et parfois tout simples: ceux qui travaillent, souvent à faibles revenus, peuvent difficilement se libérer pour les cours, les distances sont grandes et ceux qui n’ont pas de voiture n’ont pas les moyens de se rendre. Et il y a la peur de retourner apprendre sur les bancs d’école où tant de mauvais souvenirs demeurent.
Des formateurs à domicile pourraient permettre de toucher plus de gens. C’est une approche qui fut jadis privilégiée par les commissions scolaires: des enseignants à la retraite, notamment, se rendaient chez les gens, et en profitaient ensuite pour inviter les voisins.
Tiens, un appel à tous. Et si on formait une grande équipe de bénévoles pour prendre le taureau par les cornes? À tous les volontaires pour offrir de la formation en analphabétisation: contactez Le plaisir des mots: 418 392-2744.
Une allocation pour les travailleurs qui veulent s’absenter du travail pour améliorer leur capacité de lecture et d’écriture pourrait aussi faciliter les choses, selon Maude Henry, car seules certaines personnes prestataires de l‘aide sociale peuvent présentement en bénéficier.
Il faut en tout cas faire mieux.
Parce que malgré les vaillants efforts des organismes communautaires, les belles paroles du premier ministre et la Journée internationale de l’alphabétisation, l’exclusion d’un tiers de notre population demeure et ne semble pas prête de se résorber.
C‘est non seulement une injustice pour ces gens, mais aussi une perte de potentiel humain pour tous.
L’analphabétisme touche une personne sur trois dans la Baie-des-Chaleurs, mais seul un petit nombre est en démarche pour améliorer ses capacités de lecture.
Illustration : Ulysse Garon-Deschênes, 11 ans.
[1] http://blog.economie-numerique.net/2013/04/10/le-point-sur-le-droit-dacces-a-internet-droit-fondamental-droit-de-lhomme/#:~:text=L’ONU%20a%20vot%C3%A9%20le,o%C3%B9%20le%20m%C3%A9dia%20est%20utilis%C3%
[2] https://www.electionsquebec.qc.ca/francais/provincial/vote/taux-participation.php
[3] https://www.ledevoir.com/societe/education/494016/alphabetisation-alphabetisation-l-adulte-aussi-a-le-droit-de-reussir#:~:text=Plus%20d’un%20million%20de,centre%20de%20formation%20des%20adultes.
[4] https://icea.qc.ca/fr/actualites/budget-du-qu%C3%A9bec-2020-2021-peu-de-nouvelles-ressources-pour-l%E2%80%99%C3%A9ducation-des-adultes