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12 mai 2016 10 h 47

DOUX PRINTEMPS RIVERAIN

Mon village en est un de bord de mer et de rivière

À chaque printemps qui revient, je prépare canots et équipements pour la saison de pêche au saumon, mais aussi, pour ce qui la précède. À la mi-mai, ce sont les têtes de violons qui pointent des amoncellements de sable charrié par la crue du printemps. C’est mon premier vrai contact direct avec la rivière, car je dois la traverser pour rejoindre mes talles de fougères naissantes.

À chaque année, c’est toujours un peu comme si c’était le commencement du monde, du moins, d’un monde qui se renouvelle inlassablement. La rivière étant beaucoup plus haute qu’en saison, je peux naviguer très aisément sur les bras ( on utilise surtout le mot « bogen » ) s’écartant du parcours pour le rejoindre un peu plus loin, créant ainsi des îlots dont nous n’avons pas accès en canot en plein cœur d’été, l’eau s’étant en partie retirée. Sur ces cours d’eau en méandre, je peux m’imaginer tout à fait ailleurs, dans une sorte de jungle imaginaire où des animaux étranges peuvent surgir de toutes parts. Les arbres penchés jusqu’à laisser leurs branches poussiéreuses toucher l’eau ou le sable, les billots et les souches ensablés au fond de l’eau laissés là par les crues printanières depuis tant d’années nous laissent croire, à qui veut bien se laisser prendre par ces effluves de mystère, que nous naviguons dans quelque lieu mythique d’un autre temps. C’est donc sur une de ces îles à l’allure préhistorique, après un voyage d’explorateur imaginaire, que je vais cueillir ce premier légume printanier.

Après, vers le 25 de mai, ce sont les éperlans ( les « éplans » comme nous disons ici ) qui occupent l’espace et l’intérêt à la rivière, car c’est leur période de fraie qui commence. En effet, pour aller déposer ses œufs dans des eaux calmes aux abords de la rivière, l’éperlan la remonte sur une longueur de plusieurs kilomètres à chaque printemps. Cette remontée printanière de ce petit poisson nous permet de le pêcher à la « salbade » en se tenant sur la rive. À l’époque de mon père et mon grand-père, il y en avait tellement que c’était à pleines chaudières ou même à la pochetées qu’on les ramenait à la maison pour les saler et les faire sécher. On en étendait même sur le jardin en guise d’engrais.

Aujourd’hui, comme hier, c’est à la noirceur qu’on les pêche afin de profiter du fait qu’ils passent près du bord de l’eau, ce qui en facilite la capture. Il faut voir cette ligne foncée, presque noires, souvent frétillante, se formant et se rapprochant de plus en plus du bord à mesure que la noirceur s’installe. Après chaque coup de salbade, il faut attendre au moins quinze minutes, le temps que la panique des poissons s’estompe et que la ligne sombre se reforme. Ce temps d’attente est un délice de sons et d’odeurs indescriptibles. Le bruit de l’eau mêlé au léger vent nocturne confère à l’atmosphère une douceur et un calme rassurants. Parfois, on peut entendre le sourd raclement d’une autre salbade et voir le faible éclat d’une lampe de poche aux abords d’un rapide à quelques centaines de mètres en aval. On entend bien dans la noirceur, et on finit par bien voir aussi, du moins pour l’essentiel. J’aime sentir la fraiche humidité de la nuit à la fin-mai et cette odeur particulière qui fait dire aux initiés que le saumon est bien proche.

Il faut être sur le bord d’une rivière la nuit pour sentir cet air humide et frais et les promesses de ce qui s’en vient. Il n’y a pas de mot pour décrire cette atmosphère calme et douce empreinte de mystère d’une nuit de printemps où tous les parfums, où tous les sons de la nature sont perceptibles; où tout nous invite à l’apaisement.

Dans quelques jours, ce seront les saumons qui viendront occuper les lieux; ainsi que la cohorte des pêcheurs dont je fais partie.

Ce que j’aime dans la pêche au saumon, il y a bien sûr, ce poisson, la possibilité de le faire venir au bout de sa ligne, les moments pleins d’intensité où il apparaît en douceur pour venir tournoyer près de l’hameçon, mais sans la prendre; et la seconde inoubliable où il s’empare de la mouche avec le combat qui s’en suit. Tout ça, ce sont des moments inoubliables, uniques. Et ce le sont toujours pour moi. Mais ce qui me fait revenir sur la rivière année après année, c’est aussi et j’oserais dire surtout, l’atmosphère, les instants de douceur et de tranquillité dans des lieux où, à certains moments, on voudrait que le temps s’arrête, où tout devient comme en suspend.

J’ai souvenir d’une pêche de fin de journée où je m’étais installé seul dans une fosse dans un endroit quelque peu isolé où il y avait vraisemblablement plusieurs saumons et où flottait une petite brume au dessus de l’eau, laissant entrevoir les écumes blanches au pied du rapide , ce qui donnait à l’endroit et au moment un aspect à la fois étrange et confortable. Il y régnait un calme enveloppant, moment magique faisant en sorte que je me sentais un peu hors du temps, dans un monde presqu’irréel.

Un autre pêcheur est venu s’installer l’autre bord de la rivière. C’était une personne que je connaissais et qui me connaissait aussi, mais aucun de nous deux n’a adressé la parole à l’autre ayant assez vite compris que si nous l’avions fait, nous aurions brisé quelque chose de magique, d’apaisant, de presque irréel; un peu comme quand on fait éclater une bulle de savon aux couleurs multiples par le simple fait d’y toucher.

Il y eut bien sûr un formidable saumon qui est venu s’accrocher à ma mouche, un combat mémorable et des sauts avec ses « splash » qui résonnaient jusqu’à la cime des épinettes que je voyais à peine à cause de la brume de fin de journée; mais il y avait surtout la magie du moment, il y avait tout ça.

Au retour, j’étais habité, non pas tant par l’excitation d’une si belle capture, mais bien par une paix, baigné dans la tranquillité du moment, enveloppé par cette brume suspendue au-dessus de la rivière, donnant en ce début de soirée, à qui voulait bien s’y laisser prendre, un intarissable désir de recommencement…