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Blogue citoyen

8 mai 2016 8 h 38

HOMARDS, BAIGNADES ET FÊTES DES MÈRES

Marie Christine Bernard

Auteure et blogueuse

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Mes oncles avaient les cheveux longs, mes grand-tantes avaient l’âge que j’ai maintenant, les cousins étaient tous là et moi je ne me départissais pas du petit bandeau à plumes qu’on m’avait offert lors d’un passage au Indian Handicraft de la réserve. Cette identification, déjà, à travers un objet de pacotille, parfait exemple d’appropriation d’une culture par ailleurs méprisée et dominée. Mais je m’égare. Je voulais parler de fête des mères, de homards et de baignade.

Grand-maman et ses sœurs étaient de grandes adeptes de la baignade. Je les accompagnais souvent à la plage, toute enfant, moi en petites culottes et elles dans leurs maillots fleuris, belles comme des actrices avec leurs lunettes à bouts pointus, et si rieuses. Mais sérieusement, au chapitre de la fréquentation des eaux de la Baie, c’était grand-maman la championne. Tous les matins, tous les matins dis-je, de mai à septembre, elle partait à l’heure des poules et revenait trempée et frissonnante, des gouttes perlant sur ses joues qui avaient l’air si douces mais que je n’ai jamais osé flatter. Tandis que je la regardais s’essuyer vigoureusement les cheveux après avoir ôté son bonnet à grosses fleurs fuschia, elle me disait : « Ça fouette les sens! » (prononcer « sang »). Et elle riait. Elle a fait ça, aller se saucer tous les matins, jusqu’à ce que ses lobes frontaux lui fassent oublier qu’elle le faisait. Après, elle s’est beaucoup bercée sur la galerie, en regardant la mer. Se souvenait-elle de ses baignades? Peut-être une réminiscence, parfois. Je sais qu’un jour, bien plus tard, elle s’est sauvée de l’hôpital pour aller au bord de la mer. C’étaient de vieilles amies. Elles ont dû s’en dire, des choses. Mais je m’égare encore.

Ma mère adorait le homard. Dès le début de la pêche, elle allait s’en chercher et, le plus souvent en compagnie d’une de ses amies, sur la plage ou ailleurs, elles en dégustaient en papotant jusqu’au moindre morceau de chair, sauf la memère évidemment. Je rôdais autour d’elles en écoutant tout ce qu’elles disaient et en suçotant les pattes rouges qu’elles me distribuaient une à une. Elles accompagnaient leur repas d’un grand verre de Coke et de pas mal de cigarettes. Je l’ai entendue je ne sais pas combien de fois, alors qu’elle ouvrait la carapace de la queue pour en sortir le morceau le plus charnu, dire que son plus grand fantasme était qu’on lui serve une grande assiette de queues de homard toutes décortiquées. Elle est morte en avril 2008. Durant ses deux dernières semaines de vie, à l’hôpital, mon père lui en a apporté une chaque jour. Chaque jour il faisait préparer le tout par la Poissonnerie pour celle qui ne mangeait plus, mais qui éprouvait encore du plaisir à la vue et à l’odeur du plat. J’entends encore sa voix, rendue toute ténue par la maladie : « Hmmm nam nam… » J’ai mangé pour elle ces queues de homard en la veillant, ignorant alors que cette histoire de festin de crustacés était en fait une vieille inside tendre entre ces deux-là qui ne vivaient plus ensemble depuis une éternité mais qui s’étaient aimés si fort. Mais je m’égare encore.

Chaque année je guette le moment où les cages seront mises à l’eau. Je n’y suis pas, mais j’y suis. Je connais le bruit des moteurs de flats pour avoir tant suivi leur progression au petit matin depuis le cap ou le banc de Larocque. Les cris des goélands qui suivent leur sillage. L’eau calme de l’étale. Le soleil oblique qui révèle les agates. La paix du monde dans le bruit d’un moteur de flat. Bien sûr je vais m’acheter du homard de la Gaspésie dès que je le peux. Je préfère les femelles, en général. Une livre et quart, une livre et demie, et je les fais cuire comme mon père me l’a appris. Une fois j’ai montré à la poissonnière comment les distinguer des mâles, grâce à la différence entre les petites pattes sur le ventre. L’an dernier, j’ai mangé mon premier homard en pleurant. Une amie chère était morte au matin, j’avais à peine pu lui dire adieu par le réseau social quelque temps avant. Une amie avec qui j’avais mangé des homards sur la plage, il y a très longtemps, en riant à gorge déployée. Elle riait beaucoup, cette amie. Elle a voulu rire — et d’ailleurs elle l’a fait — jusqu’à la fin. Mais je m’égare encore.

Je me rends compte en écrivant ceci que mon rapport aux homards est lié à la mort. À la joie aussi, à la fête, au rire, à l’abondance et à l’exubérance folle des prémisses de l’été. À la vie. Je mangerai donc mon premier cette année, autour de la fête des mères, à la santé des femmes qui m’ont tricotée, grand-mères, tantes (biologiques ou non), mère, belles-mères, mais aussi à la santé de celles qui me tricotent encore aujourd’hui, mes belles amies éparpillées ou proches, jeunes ou vieilles, anciennes ou récentes, qui m’aident à être qui je suis par leur écoute et leur amour.

Femmes de ma vie, vous êtes toutes mes mères. Bonne fête. Et bons crustacés.