LA PORTEUSE
Personne ne l’avait vraiment écoutée ou n’avait voulu la comprendre lorsqu’elle exprimait ses craintes devant l’inconnu. Même son mari, pourtant un homme calme et posé qui inspirait la confiance, n’arrivait pas à lui donner foi en la force de la vie. Tout ou presque de l’inconnu lui faisait peur.
Elle était jadis une enfant, et c’est encore enfant qu’elle fut plongée subitement, cruellement, dans l’âge adulte et dut apprendre le lourd labeur de l’enfantement. Toute sa vie, elle porta son enfance dans ses bras sans jamais pouvoir la déposer quelque part, trop occupée, débordée par ses devoirs de procréation et de quotidienneté qui lui étaient imposés par sa vie de femme, d’épouse et de mère, qui lui sont tombés dessus sans préavis ni préparation aucune. C’était l’époque où les mots sexualité, désirs charnels, classés au registre des péchés de la chair, ne se prononçaient jamais sauf, avec un certain sentiment de honte et de culpabilité, au confessionnal.
Un jardin en friche
Comme elle, combien de femmes ont porté la vie, ont porté l’avenir du pays dans leur ventre, tel un jardin en friche, sans trop comprendre ce qui se passait vraiment? Comme elle, ces femmes ont porté leur nombreuse progéniture dans leur chair, dans leurs bras, elles ont nourri, soigné leur marmaille qui grandissait en nombre à chaque année; elles ont accompli leurs devoirs de mères et d’épouses à la perfection, en bonnes chrétiennes, tels que prescrits par la très sainte Église catholique.
C’est au soir de sa vie que cette mère exemplaire révéla à certains de ses enfants la difficile et très éprouvante expérience de son premier accouchement. C’est à partir de là, de cette expérience où elle était passée subitement de l’enfance naïve à l’âge adulte, plongée dans la dure réalité comme dans le vide, dans ses rôles de mère et d’épouse; c’est à partir de là, qu’elle nourrit secrètement ce désir coupable s’il en fut un à cette époque, de ne plus avoir d’enfants. Et elle en eut quand même treize autres à la suite.
« Allez jouer dehors »
Femme soumise, femme pieuse, femme de devoir; femme craintive et courageuse… Femme d’une époque aujourd’hui oubliée dans les tourbillons de la vie moderne; une époque où le chapelet en famille servait à fermer le jour déclinant, à calmer pour un moment tout le brouhaha journalier d’une maisonnée souvent agitée. La maison, bien que très grande, était vite devenue trop petite pour contenir l’énergie de tous les enfants dont le nombre augmentait à chaque année et demie. « Allez jouer dehors » disait- elle, d’une voix qui ne prêtait pas à la contestation. Heureusement, le dehors était grand, très grand et invitant…
Une époque aux fournées de pains innombrables, cuits au poêle à bois, même en plein cœur de juillet, surtout quand les enfants et la parenté s’entremêlaient pour un moment, faisant grossir la maisonnée encore davantage. Cela semble incroyable quand on y repense…
Une colère retenue
Femme généreuse, ne pensant qu’aux autres, à qui elle réservait le meilleur de ce qu’elle faisait. Femme d’un temps où l’on renonçait même à son identité, acceptant de perdre à la fois son nom et son prénom au profit de ceux de son mari. Femme humble et silencieuse, mais aussi femme à la colère refoulée, retenue. Toute sa vie, elle eut de travers dans la gorge les propos méprisants envers les femmes que tenait parfois en chaire le curé de la paroisse. C’est avec une colère à peine retenue, tard dans sa vie, très tard même, qu’elle osa dénoncer du bout des lèvres, elle, cette grande chrétienne, ce personnage un peu hautain et suffisant, cependant admiré alors par tant de paroissiens et paroissiennes.
Comment nommer cette humble et simple personne qui, comme tant d’autres femmes, a consacré sa vie à porter toute une trâlée d’enfants, à les habiller, à les éduquer et à s’en inquiéter jusqu’à la fin de ses jours, à une époque où il fallait « porter sa croix », comme n’oubliaient pas de leur rappeler les curés? Elle sera devenue, par l’effacement du temps, une de ces « Remarquables Oubliées », ainsi que les aurait nommées l’anthropologue Serge Bouchard.
Un ciment
Il aura fallu que le ciment de la présence silencieuse et laborieuse de cette femme, de ces femmes, ait été bien façonné pour tenir encore aujourd’hui malgré les fissures, dues aux secousses causées par l’avènement de cette société aux valeurs éclatées et fragiles que nous connaissons maintenant.
Que penserait de tout cela aujourd’hui, cette mère de quatorze enfants? Elle disait parfois ne pas envier du tout la vie menée par les jeunes femmes devant composer avec le travail professionnel et celui de la famille. Elle disait préférer son sort au leur. Elle qui, comme le disait Yvon Deschamps, « ne travaillait pas parce qu’elle avait trop d’ouvrage ».
Femme de silence, femme de devoir, elle partit seule un matin de printemps, sans avertir, emportant, comme seul bagage, son enfance au creux de ses bras.