L’appartenance
Quelles que soient les fonctions, les métiers ou professions que nous ayons occupés dans notre vie, une image restera de nous, un simple cliché demeurera à jamais gravé dans les mémoires ; une image qui nous révélera, qui fera en sorte que l’on pourra dire avec assurance : c’est tout à fait elle, c’est tout à fait lui.
Cette dernière année, je me suis mis à réfléchir à la question à la suite de départs parfois inattendus, de personnes dont j’étais proche. Pour mon amie Diane, partie sans aviser personne, c’est l’image de la femme libre, fonceuse, extravagante et fière, debout face au vent, qui m’est restée et qui me restera je crois bien. Pour mes frères ayant rejoint l’autre rive, c’est l’instant sacré, à goût d’éternité sur la rivière de leur enfance, de notre enfance; image saisissante où la vie coule en abondance.
Images, sensations, souvenirs cueillis au fil du temps qui passe.
C’est aussi, pour moi, cette odeur de cèdre émanant des planches passées à la vapeur afin qu’elles épousent la courbure nécessaire à la flottaison des canots de rivière fabriqués par mon père tous les printemps. Odeur forte et persistante accompagnée des bruits percutants et rapides des coups de marteau fixant un à un, les « bordés » encore humides et brulants.
Cela peut tout aussi bien être l’image saisissante du désert à perte de vue du guide Berbère qui, dans sa solitude journalière, ne se verrait pas vivre ailleurs; ou les secrets de l’artisan Migmac précieusement gardés tels des trésors, d’une génération à l’autre. Ou encore, l’arbre à palabre de l’immigrant africain qui, les deux pieds bien plantés dans la neige, se souvient de cette image enfouie dans ses bagages et conservée précieusement afin de mieux s’implanter dans sa terre d’accueil. Il apprendra ce qu’il en faut ici, de la neige, pour protéger la vie qui germe sous nos pas.
Un lieu, une image, une odeur, une parole; trésors gardés dans nos mémoires.
En s’y retrouvant, en s’y reconnaissant, chacun reconnait en même temps sa demeure, son chez-soi, son point d’ancrage.« Ouvrez le clayon, je sons à la barrière du pays » s’était écriée Pélagie Leblanc « dite la Charrette » aux portes de son Acadie natale, ou du moins de ce qu’il en restait, après un long parcours qui aura duré dix ans, à rebours de l’histoire, pour retourner, à pieds ou en charettes à boeufs, avec les siens, aux racines de ce qu’avait été jadis son pays.
Il est légitime de ressentir une certaine fierté, un certain contentement à se reconnaître une appartenance, une origine et y tenir comme à sa propre vie. Il me semble que cela est essentiel au maintien d’un certain équilibre mental.
Au Québec, depuis un certain temps, il est devenu hasardeux, gênant même d’affirmer son appartenance; comme si reconnaître ses différences et ses particularités contribuait à mettre en péril celles des autres. Nous ne savons plus trop de quoi est fait ce « Nous » que nous prononçons timidement, ne sachant plus trop s’il est inclusif ou exclusif. Malgré cela, nous prenons de plus en plus conscience que c’est la diversité, la multiplicité des appartenances singulières qui crée la richesse et le dynamisme dans une société.
« Faut être chez soi pour dire wellcome », chantait Gilles Vigneault dans sa chanson Tu peux ravaler ta romance. Comment donc être capable d’accueillir mon voisin convenablement et avec toute la chaleur qui s’impose, si je ne sais pas vraiment où j’habite, si je n’ai pas conscience d’être de quelque part avec toutes mes appartenances.
À l’époque d’internet et des médias sociaux, ce voisin peut tout aussi bien être du bout du monde qu’à portée de voix. Le monde est au bout du doigt. C’est la réalité que nous sommes tous invités à accueillir et à transformer.
Cependant, force est de constater qu’avec les opinions épidermiques et instantanées de tout un chacun sur n’importe quoi et son contraire, véhiculées par ces médias jour et nuit, cela sans parler des « fausses nouvelles », nous sommes un peu devenus malgré nous, comme les bélougas et autres espèces de cétacés qui, ne reconnaissant plus les chants de leurs congénères, nagent à l’aveugle dans un univers dont les repères, devenus flous par la cacophonie ambiante causée par le bruit des navires, se dérobent un à un autour d’eux. Comment discerner le vrai du faux? Tout ou presque est matière à polémique, particulièrement les sujets épineux, complexes tels les questions identitaires où pas ou peu de place est laissée à la nuance. La réalité est présentée en noir ou en blanc, sous l’impulsion du moment. On applaudit ou l’on condamne. Il faut choisir son camp sur le champ. Bref…
Imposer son idée, sa manière de voir et de faire les choses, sa culture. Cela s’est fait et se fait encore à petite et grande échelle malheureusement.
La déshumanisation, le vol de ce sentiment d’appartenance par l’acculturation forcée est la voie royale empruntée par les dominants de ce monde pour opprimer, voire écraser et appauvrir les peuples conquis. L’histoire contemporaine ainsi qu’ancienne nous en donne des exemples éloquents. Chez nous particulièrement, nous avons l’exemple des peuples des premières nations que nos gouvernements vouaient à l’assimilation et à l’extinction par des mesures telles que les placements d’enfants autochtones dans des familles d’accueil de parents blancs ( lire à ce sujet : Recours collectif de milliers d’Autochtones mis en adoption, Radio-Canada, 23 août 2016, texte de Jean-Philippe Nadeau) ou encore, ce qui est devenu la sombre histoire des pensionnats, qui s’est poursuivie presque jusqu’à nos jours. ( Lire les récits qu’en ont fait Eddy Weetaltuk dans Un Inuit, de la toundra à la guerre de Corée, 2 e chap; ainsi que Roméo Saganash dans Le Centre du Monde, une virée en EEYOU ISTCHEE Baie-James).
Il faut lire le récit fascinant du parcours du peuple Mi’gmaq à travers son histoire, pour réaliser comment, malgré les tentatives d’assimilation et la dépossession, une collectivité réussit, par un processus de résilience exemplaire, à maintenir vivantes ses racines. ( Notre Histoire, l’évolution des Mi’gmaqs de Gespe’gewagi, les Presses de l’Université d’Ottawa ). Au sujet de la tentative de déracinement à leur égard par l’État Canadien, au moyen de ce qui allait devenir la « Loi sur les Indiens », nous pouvons y lire : « Afin de devenir citoyens canadiens à part entière, tous les Autochtones, y compris les Mi’gmaq, devaient renoncer à leur statut d’indien et, conséquemment, à leur identité autochtone. ». Rien de moins.
Un arbre cassé, brisé par la tempête n’est pas un arbre mort. Il faut le voir se reconstruire, rebâtir sa fibre et ses racines avec les années. Ainsi en va-t-il des humains.
Reconnaître les valeurs qui nous ont portés, qui nous ont construits, c’est, il me semble, un des grands défis du temps présent.