Le gardien des lieux
Depuis quelques années, je me suis rendu compte que ce lieu que je fréquente assidument se trouve sur un territoire occupé par un couple d’aigles à tête blanche, mieux nommés pygargues à tête blanche. Par les années passées, quand je m’y trouvais, il ne se passait pas longtemps avant que j’aperçoive un membre de la famille tournoyer en haute altitude au-dessus de moi. Je savais que de là-haut, il me voyait parfaitement et tentait d’identifier quel type de bête pouvait bien se trouver si près de chez lui.
Un peu plus en aval, un immense nid construit au sommet d’un gros peuplier sert de maison au couple qu’il m’arrive de voir à l’occasion, même de chez moi, faire des ronds au-dessus de la rivière à la recherche de nourriture.
Ce qui a contribué à nourrir ma fascination et mon respect chez cet oiseau, c’est quand je me suis rendu compte, à chaque fois que je me retrouvais à mon lieu de pique-nique, qu’un membre de ce couple montait la garde, perché sur la cime d’un arbre pas très loin d’où je me trouvais. Assez loin pour qu’il me voit correctement, sans cependant se mettre en danger face à ma présence. Mais depuis l’an dernier et particulièrement cette année, l’oiseau s’est rapproché de moi. À quelques occasions, je l’ai aperçu à la cime d’un énorme pin de l’autre côté de la rivière, en face de moi. Récemment, il est demeuré perché à son observatoire tout le temps où j’ai été là. Quand j’ai repris place dans mon canot, il s’est envolé.
Quelque chose me disait qu’il était venu me saluer, peut-être me souhaiter une bonne saison de pêche, qui sait… on peut se permettre de rêver, dans ce monde où humains et bêtes partagent le même habitat.
Cela me faisait penser à ces « rois de l’azur » dont parle Baudelaire dans son poème L’Albatros. Nous pourrions en dire autant de ce rapace, un roi tranquille, paisible, qui épie avec discrétion, retenue, laissant à peine deviner sa présence. Tout récemment, buvant mon thé après le dîner près du feu, j’étais à me demander où pouvait bien être mon compagnon quand, en regardant bien au sommet du grand pin, tapi derrière une branche, montant la garde comme à l’habitude, il était là encore, ne se laissant apercevoir qu’avec peine.
En observant ce bel et gigantesque animal, je me suis mis à penser comment nous, les humains, sommes lourds et combien maladroits parfois. Ce n’est pas que l’absence d’ailes qui nous empêche de voler, mais bien toute la pesanteur que nous traînons et à laquelle nous nous accrochons comme des perdus : les biens matériels (plus ou moins utiles), la course aux nouveautés, la quête de performance, à l’efficacité programmée, normée, les plans de carrière, nos egos démesurés, nos peurs et l’obsession du contrôle qui va avec… Bref, tout ce qui contribue à entretenir notre angoisse de vivre, rendant l’existence souvent imbuvable.
Maintenant, avec tous nos bidules électroniques tous plus « intelligents » les uns que les autres, chacun court tête baissée, rivé à son application, dans l’angoisse de retrouver un semblant de chaleur humaine au bout du doigt. C’est un peu caricatural, mais ça ressemble beaucoup à ça. Nous confions de plus en plus notre capacité à juger de la conduite de notre quotidien à des intelligences artificielles qui, par leur action de plus en plus performante, nous permettront de mettre en veilleuse nos propres capacités de jugement. « Tout est au bout du doigt », eh oui, nous dit l’annonce de Buick. Parfois, regardant ce qui se passe dans le monde, je me demande si nous n’en sommes pas déjà là : agir comme si notre propre intelligence était en veilleuse. Il y a de quoi s’interroger…
Quand je suis à faire cuire mon repas sur feu de braise à la manière des premiers homos sapiens d’il y a soixante-dix mille ans, sous l’œil attentif d’un pygargue à tête blanche surveillant son territoire, tel un gardien des lieux, je me questionne sur notre modernité techno quelque peu débridée. J’ai parfois besoin du silence et du regard perçant de cet oiseau guetteur pour garder confiance en la suite des choses…
Au fait, il existe parmi nous des personnes qui jouent discrètement, assidument, ce rôle de sentinelles, de chiens de garde, de gardiens de l’essentiel. Habituellement, nous ne les soupçonnons pas dans notre entourage, nous ne les voyons pas ; mais il s’agit parfois simplement de regarder aux sommets des grands arbres de l’existence, au travers des branches bien garnies du brouhaha quotidien camouflant leur présence, pour les y apercevoir.