LES NAUFRAGEURS
La technique a évoluée. Les exemples domestiques sont nombreux. La légende urbaine du faux pouceux en est un exemple tenace, ou celle de la veuve Ivoirienne richissime et éplorée cherchant mon numéro de compte de banque, le faux-technicien informatique qui m’appelle de l’Uttar Pradesh un dimanche matin, le parachute doré des servants de basses messes et les primes de départ des démissionnaires, etc. Le but est le même. Un leurre = un naufrage et des bénéfices, des avantages.
Les exemples institutionnels sont aussi communs, mais généralement, par pudeur, on ne les nomme pas comme ça. L’Argentine, le Chili, l’Irak, l’Indonésie, entres autres, sont devenues des machines à payer les intérêts de leurs dettes en fracassant sur les récifs austères la coque de leur bateau, attirés par les feux de camp des Chicago Boys comme des phalènes sur un spot de truck.
La bourse grasse mais propre des capitalistes du désastre, qui suivent les grands fléaux en y flairant les ripailles est à notre époque l’équivalent de ce qu’étaient les hommes de main de Lebouthiller, dans le paragraphe plus haut.
Il y a aussi les plus petits naufrages, ceux qui ne retiennent pas trop l’attention ou qui ne sont pas aussi spectaculaires que la faillite d’un pays. Comme Murdochville ou la Stone. Certain bateaux font naufrage deux fois, comme la Gaspesia. Son premier naufrage était de type classique. Le second, tout de papier, a permis la constitution de quelque belles fortunes qui n’ont jamais été inquiétées.
Le milieu, la ressource humaine a payé très cher la dérive de ce bateau, et continue d’écoper. Les quelque cadavres qui flottent dans l’eau de la cale ne concernent pas les marchands d’épave.
Puis, il y a les petits petits naufrages. Les naufrages du quotidien. La fatalité, le coup de chien, la badluck, la mauvaise passe, la restructuration, le sabotage, l’autobus qui n’arrête plus quand il passe au village. Et souvent, pas toujours, mais souvent, quelque mains de spéculateurs avides qui se chauffent au feu des espoirs brisés des autres.
Faudrait pas croire qu’on a inventé la chose. Le règne animal est sans pitié, et le vacher à tête brune, avant de pondre, jette en bas du nid un œuf d’une autre espèce pour laisser les constructeurs du nid élever son petit toujours affamé. Cette tromperie lui évite le tracas de nourrir sa propre progéniture. L’œuf cassé au pied de l’arbre, les espoirs déçus et les efforts inutiles ne concernent pas le vacher à tête brune.
Se croire à l’abri des naufrageurs parce qu’on ne navigue pas est une erreur. A tous les étages, il y en a un qui fait son beurre avec la misère des autres. Plus on monte, plus on en trouve, qui ont réussi à manger plus petit. Trompant les phalènes électorales avec un feu de papier journal. Avec de la vieille huile, ça brule mieux. En cherchant bien, on en trouve toujours un peu.
Et vous, suivez-vous un feu d’huile et de papier journal? Êtes-vous bien certain d’où vous vous en allez? Connaissez-vous bien tous les œufs que vous couvez, ou travaillez-vous sans le savoir pour un vacher?