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Blogue citoyen

11 avril 2015 10 h 55

MARELLES

Marie Christine Bernard

Auteure et blogueuse

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Mais il en a eu une chèvre, aussi. Caprice. Caprice qui mangeait les roses à ma tante Pearl et le linge de toute la famille qui séchait sur la corde. Caprice qui nous bumpait le derrière sans avertissement comme ça, pour jouer.

Moi j’en avais juste un, chien. Un gentil bâtard noir dont la mère était une bâtard de berger allemand. Il volait les mitaines et c’était tout un cirque pour les récupérer. Ça finissait souvent qu’on rentrait en pleurant, les mains gelées, la morve au nez.  Mais je l’aimais beaucoup quand même. Et puis une fois, quand une gardienne avait voulu me taper, il l’avait mordue. C’était mon chien.

Avec les chiens et la chèvre, on était trois ou quatre petites filles, plus  ou moins cousines, à jouer ensemble. Quand Pâques arrivait, ça ne nous dérangeait plus trop de nous faire voler nos mitaines, parce qu’il faisait moins froid. Et puis, si la fête du printemps venait suffisamment tard dans la saison, il y avait assez d’espace sans neige dans la cour pour qu’on puisse dessiner une marelle dans la gravelle avec un bâton. Une fois tracés la Terre, le Paradis et le chemin entre les deux, on se choisissait chacune un caillou — on se chamaillait invariablement pour le blanc — et on jouait. On jouait jusqu’au cipâte familial qui clôturait ce dimanche un peu différent des autres, jusqu’à ce que nos mères sortent nous crier de rentrer. On sautait à cloche-pied dans les cases de la marelle, la petite voisine venait écornifler, on lui défendait d’approcher, elle se mettait à pleurer et, souveraines et magnanimes, on finissait par lui concéder le droit de juste regarder. À un moment donné, quand elle faisait assez pitié, elle avait la permission de se trouver un caillou et de jouer avec nous. Mais gare à elle : un rien suffisait pour qu’on l’accuse de tricher. On la poussaillait alors en lui intimant de retourner d’où elle venait et de ne PLUS JAMAIS revenir nous tanner. Sinon…

Une fois, la marelle était un peu boueuse et la petite voisine est tombée sur le derrière avec sa belle robe de Pâques — jamais ma mère ne m’aurait fait porter pareille meringue, il y avait bien trop de froufrous, et en plus elle était blanche. Cette fois-là on ne l’avait pas poussée. C’est Caprice qui l’avait bumpée par en arrière. Pendant qu’elle se relevait en reniflant, essayant tant bien que mal de nettoyer sa robe plus blanche du tout, Goofy l’a mordue, ce qui a déchiré ses beaux collants en nid d’abeille, et mon chien lui a volé son béret. Sur le coup on riait, mais on n’a pas ri longtemps.

Parce que, ce qui sortait de la petite voisine assise dans la boue, rendu là, c’étaient les sanglots du désespoir. J’ai tenté vainement de récupérer le béret pour le lui rendre, mais le chien avait trop de fun, il courait partout en faisant des bonds, pas moyen. On a fini par aider la petite voisine à se relever, on a dit c’est pas grave (quelqu’un a ajouté qu’elle n’était même pas belle cette robe-là de toute façon, mais c’est pas moi), et on l’a laissée partir.

Pendant qu’elle s’éloignait vers sa maison en traînant les pieds, on l’a entendue hoqueter.

— Ma mère va me tuer.

On s’est toutes regardées. Quelque part, on savait que c’était vrai.

(c) Marie Christine Bernard 2015