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Société
1 mai 2014 15 h 16

Super Woman et la fourchette

Lève les bras, les deux. Dans tes mains, garde bien chacune de tes responsabilités; ta liste de choses à faire, le ménage, les repas, les enfants et ta job, à temps plein ou temps partiel. Rajoute ça sur le tas. Empile tes rêves, tes passions, tes projets, tes amours. Assure-toi que ça tienne en équilibre. C’est le secret l’équilibre, un peu de ceci-cela, par-ci par-là, tu devras tenir tout ça à bout de bras. N’oublie pas de manger, de te laver, de plier ton linge, de le laver, de le replier, d’aimer et d’être aimé. Souris, si tu ne souris pas on te demandera si ça va, alors souris. Force-toi. Tes bras toujours au ciel, ne montre pas que t’en arraches, ne montre pas que t’as mal ou que t’as besoin d’aide. Rentre le ventre.

T’as l’aire blême, es-tu malade? T’es cerné, dors-tu la nuit? T’as pas eu l’temps? Comment ça, t’as pas eu l’temps?

T’es brûlée! C’est ben normal que tu sois brûlée, y’a neigé tout l’hiver, t’as pelleté, t’as poussé ton char pris dans ta cour, t’as fait des bonshommes avec les enfants. T’as pris des contrats en plus de ta job à temps plein, à temps partiel. Tu t’es dit que tu pourrais travailler de temps en temps, le soir quand les enfants dorment, pour te payer des vacances dans le sud. Y’ont pas dormi. À quoi tu pensais? Le p’tit dernier avait encore des dents à faire sortir, pis la gastro, pis la grippe, pis les poux qui reviennent encore, année après année. Si y’ont pas dormi, toi non plus t’as pas dormi. Pis le contrat, faut que tu le finisses avant lundi.

Tu voudrais bien te reposer, mais ta belle-mère vient souper. Tu n’es quand même pas pour y demander de garder les enfants le temps que t’ailles faire les courses. Fait que tu habilles les enfants, les embarque dans l’auto. Attache… détache… Ben oui, tu y’avais dit d’aller faire pipi avant de partir. Mais c’est toujours  comme ça, on dirait que c’est l’habit de neige qui donne envie de pisser. Faut c’qui faut. Fait que tu rhabilles les enfants, les rembarques dans l’auto, attaches la ceinture. Rendue à l’épicerie, t’as droit à une crise pour prendre le chariot avec le char en avant, tu le prends. T’as droit à une crise pour savoir qui s’assoit au volant. Tu remets le chariot à sa place. Tu traines les trois par le bras, ça chiale, ça crie, ça hurle… tu ramasses le petit poulet dans le réchaud en espérant qu’il te reste des légumes. Tu remets les enfants dans l’auto, attaches, démarres… t’en as marre. Il te faut une bouteille de rouge, ou deux.

Arrivée à la maison, ton chum trouve que t’as l’air bête. Souris, sa mère est là. Souris sinon on va te demander si ça va alors force-toi. Ta belle-mère trouve que t’as engraissé. Tu te reprends du vin et ne remplis pas son verre. Garde la bouteille à côté de toi, c’est mieux comme ça, tu vas en avoir besoin.

Au bout du troisième verre, après la troisième remarque sur ton teint pâle, quand ça fait cinq fois que tu ramasses la fourchette du p’tit dernier qui joue dans son assiette et que ton chum demande ce qu’il y a pour dessert, tu perds les pédales. Tu pètes ta coche, tu dérailles, brailles, chiales, ramasses la fourchette et la plante dans les mains de ta belle-mère qui allait te flatter le dos pour te calmer. Tu hurles à en faire brailler les enfants et la belle-mère déraille, braille, chiale. Ton chum prend son téléphone pour appeler de l’aide parce que tu viens de mettre la main sur un couteau à steak et tu te lèves d’un pas décidé. Ta belle-mère souffre, elle crie de douleur la fourchette toujours dans la main. Ton chum donne l’adresse au service d’urgence au bout du fil. Et le sang coule sur la table et le plancher que tu as passé la journée à laver. Pis tu garroches le poids que tu portes sur tes épaules depuis trop longtemps. T’as mal aux bras. Tes responsabilités viennent de prendre le bas, tes passions et ta joie de vivre tombent en morceaux dans la carcasse du petit poulet que t’as ramassé dans le réchaud à l’épicerie, mais que tu n’as même pas eu le temps de goûter. T’aurais dû en prendre deux. Tu te rassois, tu t’effondres pis tu te demandes pour qui, pourquoi tu fais ça.

« OK, ça va faire, calme tes nerfs! » te dit ton chum.

Pour qui, pourquoi tu t’oublies? Pour qui, pourquoi tu gardes ainsi les bras dans les airs, le ventre rentré, la face beurrée de cache-cernes en t’efforçant de sourire. T’as le droit d’arrêter, de baisser les bras. T’as le droit, toi aussi, de t’assoir au volant du char en avant du chariot à l’épicerie. T’as le droit d’appeler ta mère en criant la nuit parce que le petit a encore vomi. T’as le droit de te rouler en boule sur le divan avec un gallon de crème glacée au chocolat et d’écouter des films d’amour toute la journée pendant que la poussière s’accumule. T’as le droit de manger de la poutine, de porter un chandail sale, de passer tout droit le matin.

Personne ne s’attend de toi que tu sois plus grande, plus forte que l’a été ta mère. Alors oui, baisse les bras. Partage ton fardeau, étreins ton grabat, étends-toi sur la plage et aime-toi le temps que tout ça se passe. Aime-toi parce que personne ne le fera à ta place. C’est bien la seule chose que tu ne peux déléguer. Pour le reste… ça peut attendre… sauf peut-être la fourchette dans la main de ta belle-mère.