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23 novembre 2025 13 h 41

Antaguejuigtug, ou chez le Noir

NEW CARLISLE | C’est un fait désormais bien connu; la Gaspésie a représenté, au cours de l’histoire, une terre d’accueil pour différents peuples dont les Mi’gmaq, Acadiens, Écossais, Irlandais et Anglais, qui forment les groupes majoritaires. Mais en consultant les registres de baptêmes, mariages et sépultures ainsi que les recensements pour la Gaspésie, on retrouve plusieurs individus dont la race est indiquée comme étant « noire ». Partant du travail de recherche réalisé par l’auteur Frank Mackey, nous avons tenté de reconstituer les histoires des familles Moses, Munro, Amos et Woods, dont l’héritage et la résilience doivent intégrer le grand récit gaspésien.

Les Moses
L’une des premières familles noires présentes en Gaspésie est celle du couple formé de Moyse (devenu Moses) et Anne Hall. Nous savons qu’ils ont eu ensemble au moins deux ou trois fils, dont Henry Moïse (Moses). Baptisé le 17 octobre 1795 à Percé, on indique qu’il est « né du prétendu mariage de Moyse, [Noir] et Anne Hall, [Noire]. Le parrain est Pierre Gabriel, [Noir] ». C’est surtout Henry, et sa femme Catherine Montigny (parfois identifiée comme Lefebvre ou Bélanger), originaire de Yamaska, qui feront souche chez nous. Dans le recensement de 1831, Henry Moses est à New Richmond et habite avec 10 autres personnes. Selon Frank Mackey, à partir de 1838, ce dernier est passeur sur la rivière Cascapédia. Les Moses d’aujourd’hui découleraient probablement de cette union. Quant aux parents de Henry, Moyse et Anne Hall, les archives sont plutôt muettes.

Les Baptiste/Durbec/Caners/Wood(s)
La généalogie des Woods de la Gaspésie n’est pas facile à reconstituer. Pour la comprendre, il faut examiner trois couples :

• D’abord, Gabriel Baptiste et Marie Caners (ou Kaners), « [Noirs] libres demeurant audit lieu » (New Carlisle). Le 22 février 1801, ceux-ci font baptiser trois fils : Joseph Robert, âgé de 9 ans; Jacques, 6 ans; et Gabriel, 3 ans. Du même coup sera également baptisée Marie Caners, la maman, alors âgée de 30 ans. Au-delà de ces trois actes, nous n’en savons pas plus sur cette union, sur leurs parents et sur les enfants. Ce couple demeure néanmoins important; l’on verra bientôt pourquoi.

• Une dénommée Mary Wood met au monde avec le pêcheur Gabriel Dusbec (ou Durbec) deux enfants : Marie, née le 17 août 1802 et baptisée en 1804, et Félicité, née le 23 août 1804 et baptisée en 1805. Tous les membres de cette famille sont dits Noirs. Est-ce que cette Mary Wood pourrait être Mary Caners? Le cas échéant, Gabriel Durbec pourrait-il être aussi connu sous le nom de Gabriel Baptiste? Mystère. Pour complexifier davantage l’affaire, les actes de baptême de Marie et de Félicité sont inscrits deux fois dans les registres : dans celui de Bonaventure et celui de Paspébiac.

• Un autre couple Wood/Baptiste s’est implanté dans la baie des Chaleurs, possiblement à l’origine de tous les porteurs du patronyme Woods de la région. Il s’agit de James Wood et de Mary Baptiste, dont nous n’avons pas trouvé l’acte de mariage ni le nom des parents. Bona Arsenault indique que le couple serait originaire de Philadelphie, mais nous n’avons pas réussi à confirmer cette information. Le recensement de 1861 indique quant à lui que James Wood serait né en Nouvelle-Écosse. Il est possible que Mary Baptiste soit Marie Durbec, car les dates de naissance présumées des deux femmes semblent coïncider. Le premier enfant de Mary Baptiste et de James Wood, William Henry, nait en 1821.

James Wood contractera plusieurs transactions foncières à New Carlisle et à Port-Daniel dès 1820. Dans le recensement de 1831, James Wood possède deux maisons et 50 acres de terre.

Mary Baptiste est inhumée le 14 avril 1884 à Bonaventure. James, lui, décède le 24 juillet 1863 à l’âge de 68 ans. Les descendants des Wood, majoritairement anglophones, ont longtemps habité Fauvel et les environs de New Carlisle. Par ailleurs, en mi’gmaq, New Carlisle porte le nom de Antaguejuigtug, ce qui voudrait dire « chez le Noir ». Aujourd’hui, des descendants des Woods – nom qui s’écrit aujourd’hui avec un « s » – habitent toujours la Baie-des-Chaleurs.


La généalogie des Woods de la Gaspésie n’est pas facile à reconstituer. Photo : Camillia Buenestado Pilon

Les Munro
Un autre individu mérite une attention particulière dans le cadre de cet article. Il s’agit d’Hector Munro, embarqué à New York en direction de Saint-Jean au Nouveau-Brunswick en 1783; il avait été le serviteur d’un M. Pyate de la Caroline du Sud. À un moment indéterminé, il passe en Gaspésie et aurait peut-être pris pour première femme une certaine Marie Munro. On voit parfois son patronyme orthographié « Monnereau », « Ménereau » et autres variables similaires.

Le 31 janvier 1814, Hector Munro, « [Noir] au service de Charles Robin et âgé d’environ 42 ans », se fait baptiser sous condition. On comprend rapidement que c’est dans le but de se marier, car à la même date et à la même page du registre, on trouve l’entrée de son mariage avec Apolline Noël, [Autochtone] de Paspébiac! Ensemble, ils auront une vaste descendance. Mackey rapporte qu’en 1817, une famine menace les habitants de Paspébiac et de New Carlisle. Apolline Noël, qui signe sous le nom de « Poulaine Munro, femme d’Hector, pêcheur de Paspébia », envoie une pétition à des personnes haut-placées afin d’obtenir des portions de farine, parce qu’elle se trouve dans un état de « pauvreté et de dénuement extrême », seule avec ses enfants pendant qu’Hector est à la mer. Heureusement, une aide lui sera accordée.

Hector est inhumé à Paspébiac en 1841 à 63 ans. Quant à Apolline Noël, on ne connaît pas la date de son décès.

Les Amos
Le couple à l’origine du nom de famille Amos serait constitué de William Amos, soldat du 42e Régiment, et de Mary Smith. À travers les archives, « Amos » est souvent orthographié autrement : Emous, Anous, Amiss, Emiss, Hemmas… Les informations sur ce couple sont cependant très limitées. Néanmoins, Mackey relève que dans le recensement de 1825, la « veuve Amos » (probablement Mary Smith) est cheffe d’un ménage de quatre personnes. William Amos serait donc décédé avant cette date, bien que nous n’ayons pas d’acte de sépulture pouvant le confirmer. Dans le recensement de 1831, elle habite avec une autre femme célibataire et est propriétaire de ses biens, qui consistent entre autres en 15 arpents, dont 12 sont cultivés. Autre détail : le 24 mars 1836, Mary Smith adjure le protestantisme et se fait baptiser catholique à l’âge vénérable de 80 ans! Cet acte de baptême mentionne qu’elle est Noire, originaire de Philadelphie et domiciliée à Paspébiac. Il est possible que Mary décède à Hope Town en 1851; on la dit alors veuve d’un soldat, possiblement William Amos.

En 1836, l’un des fils de William Amos et de Mary Smith, John Emous (Amos), « pêcheur de Grand Pabos » et veuf de Rosanna Peters, marie une dénommée Priscilla Place de l’Anse-à-Beaufils, fille de Richard Place et de Ruth Place « des Bermudes ». Selon Mackey, Priscilla Place aurait eu deux filles hors mariage avec des pêcheurs blancs : Ruth Bunton (1829) et Ann Dalton (1832). Par ailleurs, à ses 15 ans, Priscilla aurait été engagée comme servante chez Joseph Tuzo. John Amos et Priscilla Place auront une descendance qui s’implantera particulièrement dans les environs de Percé, de Grande-Rivière et de Pabos.

John Amos est inhumé le 25 juin 1858 dans le cimetière de Sainte-Adélaïde de Pabos. Priscilla Place, elle, décède le 27 avril 1860.

Libres?
Les occupations des membres des familles notées ci-haut sont surtout de trois ordres : la pêche – dont l’emploi dans la compagnie de Charles Robin – l’agriculture et le service domestique. Aussi, nous avons vu que pour certains individus, la mention « Noir(e) libre » est parfois indiquée. Parle-t-on ici d’anciens esclaves affranchis? Nous savons par ailleurs qu’une personne noire « s’enfuit » de chez Azariah Pritchard en 1794. Ce contexte demeure à être reconstitué… dans une prochaine capsule.