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Éditorial
11 juin 2021 15 h 56

Après un gouvernement de médecins, un gouvernement de comptables

Gilles Gagné

Éditorialiste

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CARLETON-SUR-MER | D’avril 2014 à octobre 2018, l’ex-premier ministre du Québec, Philippe Couillard, a dirigé un gouvernement dominé par les médecins. Lui-même neurochirurgien, M. Couillard s’est entouré d’autres médecins à des postesclés, Gaétan Barrette à la Santé et aux Services sociaux, de même qu’Yves Bolduc à l’Éducation, jusqu’en 2015 du moins.

Les résultats ont été globalement mauvais, dirons-nous poliment. Dans les régions rurales du Québec, ils ont été catastrophiques. Il suffit de constater à quel point le Parti libéral du Québec a été évincé de la carte électorale hors de Montréal le 1er octobre 2018 pour le réaliser.

Le régime Couillard, en misant fortement sur l’austérité budgétaire, a sous-investi dans des secteurs aussi vitaux que l’éducation et la santé, alors qu’il aurait été temps de mettre le pied sur l’accélérateur, puisque l’économie mondiale tournait à un rythme effréné. Il aurait fallu profiter des entrées fiscales pour investir.

Le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) est quant à lui dirigé par des comptables. Ça commence avec le premier ministre François Legault. Ça se poursuit avec le ministre de la Santé, Christian Dubé et l’ex ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon. Le ministre des Finances, Éric Girard, a étudié en finances. Disons qu’il n’est pas loin.

En tout respect pour la profession, certains comptables ne se distinguent pas toujours par leur vision évoluée des réalités. Les chiffres passent souvent avant tout, au détriment des êtres humains.

Le premier ministre Legault l’a démontré de façon percutante le 1er mai quand, dans une discussion à huis clos avec le Conseil du patronat, il a souligné que « chaque fois que je rentre un immigrant qui gagne moins de 56 000 [$], j’empire mon problème. À chaque fois que je rentre un immigrant qui gagne plus de 56 000 [$], j’améliore ma situation ».

Il en a remis. « On a un sérieux problème de salaire moyen au Québec. On ne va pas faire exprès pour l’empirer », a-t-il répondu lorsque pressé de questions au sujet de sa première déclaration.

François Legault fait une obsession du salaire moyen du Québec depuis la campagne électorale de 2018. Il le trouve trop bas. Il se servait alors de la différence entre le salaire moyen payé au Québec et celui de l’Ontario, où il était plus élevé de 9,8 %. La différence a chuté à 8,4 % depuis 2018. Le premier ministre québécois ne sera content qu’au moment où l’écart sera nul, martèle-t-il.

Il veut pourvoir les 32 000 postes vacants caractérisés par des salaires de plus de 56 000 $ par an. Il exprime une indifférence troublante pour les dizaines de milliers d’autres postes à pourvoir.

La façon qu’a François Legault de formuler son « problème » crée d’autres problèmes, justement.

Commençons par l’aspect humain. Une société doit notamment être jugée par le sort qu’elle réserve à ses éléments les plus vulnérables. Le Québec accepte une certaine proportion de réfugiés parmi ses immigrants. M. Legault affirme souvent que le Québec reçoit, toutes proportions gardées, plus d’immigrants que les États-Unis et la France.

Ces exemples sont loin d’être rassurants, quand on considère l’effet rébarbatif qu’a eu Donald Trump au sud de notre frontière de 2016 à 2020. La France des dernières années peut difficilement être utilisée comme modèle de compassion à l’endroit des nouveaux venus, avec la montée de l’extrême droite.

Le Québec reçoit déjà 60 % « d’immigrants économiques », l’expression consacrée pour désigner les personnes acceptées en raison de la richesse de leur curriculum vitae, en somme parce qu’ils vont occuper de « bons emplois payants », pour utiliser l’expression chère à François Legault.

Qu’en est-il des autres? Pense-t-il que Boucar Diouf a gagné plus de 56 000 $ par an alors qu’il complétait ses études de doctorat en océanographie et qu’il cumulait des contrats de recherche à gauche et à droite pour joindre les deux bouts? Les parents du docteur Joanne Liu, ex-présidente mondiale de Médecins sans frontières, ceux de l’auteure Kim Thúy ou de l’épidémiologiste Caroline Quash-Thanh, gagnaient-ils plus de 56 000 $ lors de leur arrivée au Québec, parfois comme réfugiés? Il est prouvé que les immigrants de deuxième génération améliorent leur sort économique.

Combien d’immigrants titulaires de « bons emplois payants » dans leurs pays d’origine arrivent au Québec et doivent occuper des boulots de fortune parce que le gouvernement du Québec, dont celui de la CAQ, néglige de mettre l’accent sur la reconnaissance des acquis professionnels?

S’il est vrai que plusieurs immigrants sont rébarbatifs à l’intégration, dont l’apprentissage du français, la propre faillite de bien des Québécois francophones à chérir leur langue maternelle envoie un étrange message à ces nouveaux arrivants.

Le manque de cohérence dans les politiques gouvernementales, notamment celles du Parti libéral, qui a souvent négligé les programmes de francisation des nouveaux arrivants pour des motifs politiques, crée aussi de l’instabilité.

Et que dire de la désolante incurie de l’État québécois en matière de reconnaissance de régions comme la Gaspésie comme lieu d’établissement d’immigrants, une négligence qui coûte cher, bien plus que monétairement?

La maladresse, doublée d’entêtement, constitue une caractéristique assez fondamentale du premier ministre Legault quand il parle de réalités qu’il connaît mal. À sa décharge, il démontre aussi, parfois, une certaine capacité à reconnaître ses torts. Il lui est arrivé de le faire depuis le début de la pandémie, devant des chiffres probants. Le comptable en lui s’incline devant ces chers chiffres.

Saura-t-il s’incliner devant des réalités moins tangibles, comme la patience et l’humanité requises pour attendre que les immigrants, dont beaucoup sont marqués par des expériences traumatisantes dans leur pays d’origine, retombent sur leurs pattes une fois ici?

Les nouveaux arrivants, qui en ont peut être soupé des cuillerées de sable et de cendres envoyées dans leur direction par le gouvernement de la CAQ depuis 30 mois, pourraient bien faire un pas de côté vers l’Ontario, même ceux qui gagnent plus de 56 000 $ par an!

François Legault saura-t-il donner l’exemple, en reconnaissant que bien des employés de l’État venant de l’immigration et effectuant des tâches ingrates, ne gagnent pas 56 000 $ par an? Pour employer ses propres mots, le premier ministre « empire [lui-même] son problème ».

Que fait-on de tous les gens qui démarrent dans la vie au salaire minimum, qui se servent de ces premiers emplois comme d’un tremplin vers mieux? Que fait-on des gens du secteur privé réalisant des tâches essentielles et qui ne gagneront jamais 56 000 $? Que fait-on de la richesse culturelle, de la diversité des activités professionnelles découlant de l’arrivée des immigrants? Que fait-on de l’indice de bonheur?

Si l’Ontario est la mesure-étalon du premier ministre, désirons-nous aussi ses loyers inabordables et ses garderies à 2 400 $ par mois par enfant? Nous attendons vos réponses, M. Legault.