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Éditorial
9 février 2022 17 h 43

Rail : il faut changer un modèle de réfection bancal!

Gilles Gagné

Éditorialiste

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Quand les journalistes ou d’autres politiciens lui demandent si l’État accepterait de recréer une société publique pour améliorer les services aériens intérieurs au Québec, le premier ministre François Legault répond illico qu’il n’en est pas question. « J’ai déjà joué dans ce film-là », dit-il.

Le premier ministre fait référence à son court passage à Québecair au milieu des années 1980, alors que cette société, qui était passée du secteur privé au domaine public durant la terrible récession de 1981, était sur le point d’être démantelée.

Donc, il a joué dans la fin du film de Québecair pour en retirer les meilleurs éléments afin de fonder Air Transat, un succès financier sous sa gouverne.

Comme cela arrive trop souvent, François Legault ne donne pas dans la nuance. Si, selon lui, Québecair a été une faillite vers la fin, il faut nécessairement exclure pour toujours l’émergence d’une société aérienne sous contrôle étatique, que cette société exploite ou pas des liaisons utiles, ou qu’elle le fasse en collaboration avec des associés privés. Dans le modèle Legault, que 36 ans aient passé et que le taux d’intérêt soit infiniment plus bas que les 21 % de 1981 ne justifient pas une réévaluation.

Si le premier ministre est réfractaire à tout ce qui est supposément bancal, il devrait changer un modèle qui ne fonctionne vraiment pas dans le rail. Il s’agit de la façon dont Transports Québec et la Société québécoise des infrastructures tentent d’assurer la réfection de la voie ferrée entre Matapédia et Gaspé, plus précisément entre Caplan et Gaspé.

Le surplace ayant caractérisé la planification de ces travaux de réfection depuis juin 2020 est inacceptable. Pas un seul appel d’offres n’a été publié au cours des 20 derniers mois pour amorcer l’amélioration des éléments jugés prioritaires sur le tronçon depuis 15 ans, les ponts.

Vingt mois! On ne parle pas de concevoir un nouveau modèle de navette spatiale; on parle de réparer des ponts d’acier ou de les remplacer. Ces ponts ont été étudiés plusieurs fois depuis 15 ans.

Le 5 février, la direction ferroviaire de Transports Québec a de nouveau démontré son ineptie abyssale en reportant de deux ans la réouverture du tronçon Caplan-Port-Daniel, invoquant des travaux plus complexes que prévu, et l’érosion, un facteur pourtant mineur entre ces deux points.

Le 5 mai 2022 marquera le cinquième « anniversaire » de l’annonce par le gouvernement libéral de Philippe Couillard du choix de réparer la voie ferrée jusqu’à Gaspé. L’enveloppe dédiée à cette opération se chiffrait alors à
100 millions de dollars (M$). Le 26 août 2019, le gouvernement fédéral y a ajouté 45,8 M$. En février 2020, le gouvernement québécois de François Legault en a remis, pour 135 M$, ce qui portait le montant disponible à 280,8 M$.

Presque cinq ans plus tard, 100 M$ ont été investis. C’est 35,6 % de la somme disponible. C’est très peu, considérant l’ampleur du mandat et le supposé potentiel de réalisation du Société québécoise des infrastructures, aussi appelé le Bureau des grands projets.

C’est peu, considérant qu’à Montréal, depuis septembre 2017, le Réseau express métropolitain (REM) a bénéficié d’investissements qui dépasseront plus de 7 milliards de dollars lorsque la phase 1 sera complétée cette année. On a ainsi eu le temps de concevoir un projet neuf, annoncé plus tard, alors qu’en Gaspésie, il suffit d’améliorer un réseau existant!

Bref, on aura investi 70 fois plus d’argent en moins de temps dans la métropole, malgré qu’il s’agisse d’un projet controversé, alors qu’on se traîne les pieds en Gaspésie, où l’utilité du rail est indéniable et urgente. Le train de passagers de Via Rail est suspendu depuis septembre 2013 et il n’a pas roulé à l’est de New Carlisle depuis 10 ans!

La réfection du rail gaspésien n’a rien d’un grand projet. Elle est constituée d’une suite d’initiatives de petites et de moyennes tailles. On passe de « corvées » de quelques dizaines de milliers de dollars à des remplacements de ponts de moins de 25 M$, comme il s’en fait des dizaines par an sur les routes ou les voies ferrées du Québec. Quelqu’un peut-il nous expliquer pourquoi la présence du Société québécoise des infrastructures (SQI) est nécessaire?

Cette ineptie donne le tournis. En dépit des 100 M$ investis depuis 2017 par Transports Québec, la Société du chemin de fer de la Gaspésie, l’exploitant des trains de marchandises, n’a pas gagné un seul mètre de voie ferrée de plus à exploiter en cinq ans! Elle est toujours cantonnée entre Matapédia et Caplan, alors que ses deux plus gros clients, LM Wind Power de Gaspé et Votorantim Cimentos, le nouveau nom de la cimenterie de Port-Daniel, sont localisés dans le secteur ferroviaire mis en dormance en 2015 par le gouvernement Couillard.

Cette situation oblige les deux entreprises et leurs clients à avaler des coûts de camionnage évitables. Le ciment et les pales coûteraient bien moins cher à expédier vers les clients si le rail était déjà rouvert à Port-Daniel et à Gaspé. L’inefficacité nuit à leur capacité concurrentielle.

Où voit-on l’urgence d’agir de Transports Québec et de la SQI? La réfection du chemin de fer gaspésien serait déjà terminée si le gouvernement québécois avait décidé, dès 2017 ou avant, de déléguer les travaux à la direction régionale du ministère en Gaspésie et au Bas-Saint-Laurent pour les ouvrages majeurs, et à la Société du chemin de fer de la Gaspésie pour les plus petits mandats.

La division ferroviaire de Transports Québec dans la capitale était constituée d’une très petite équipe en 2017, une équipe sans les compétences pour mener à terme une telle réfection. Le taux de roulement du personnel la rend aussi inefficace aujourd’hui. Même si ça peut sembler paradoxal, la division régionale de Transports Québec pourrait mener ces travaux, intégrer les 280,8 M$ à ses budgets annuels, qui dépassent nettement cette somme. Les compétences techniques sont bien plus considérables dans les bureaux régionaux que dans les officines de Québec et de Montréal.

Jamais la SQI n’aurait dû être associé au projet. La Gaspésie reste immensément loin de la capitale quand un projet est pressant. Les gens de la SQI agissent comme s’ils n’avaient aucune idée des enjeux économiques et sociaux du réseau ferroviaire de la région, et ils n’en ont probablement aucune idée! Négligence, indifférence et ignorance règnent en maître.

Si le premier ministre Legault se dit motivé par les résultats, pourquoi tolère-t-il une réfection qui prendra, au rythme actuel, plus d’une décennie, à un coût croissant?

Rien ne justifie 20 mois sans appel d’offres pour les ponts. Quand on demande ce qui se passe au bureau ministériel de Transports Québec, on nous sert une diarrhée statistique sur les traverses de bois remplacées et les tonnes de concassé épandues sur l’ensemble du tronçon. Dans ce « show de boucane », on tente de masquer l’importance d’ouvrir le tronçon d’ouest en est. On agite l’épouvantail de l’érosion côtière, pourtant pas un enjeu à l’ouest de la cimenterie.

Chaque mois fait perdre à la Gaspésie du développement économique et social, sans compter les factures environnementales et de réfection routière découlant du camionnage inutile.

Les entrepreneurs privés ont livré d’avance tous les ponts ferroviaires réparés ou remplacés depuis 2018. Ils ne peuvent toutefois travailler sans appel d’offres.

S’ils considèrent le tronçon gaspésien autant qu’ils le prétendent, les ministres engagés dans cette réfection régleront ses aspects techniques puisque l’argent est là et que les entrepreneurs performent.

François Legault dirige un gouvernement extrêmement centralisé. Dans ce type d’état, les dossiers négligés abondent. Son engagement d’août 2019 à l’effet de rouvrir le tronçon ferroviaire jusqu’à Gaspé en 2025 est réalisable, mais pas dans un modèle calamiteux. Il faudra s’en rappeler lors du scrutin de l’automne 2022 si rien ne bouge rapidement.