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22 juin 2020 15 h 30

Autonomie alimentaire régionale : de nombreux défis à surmonter

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CARLETON-SUR-MER | La pandémie de la COVID-19 a bouleversé le quotidien des Gaspésiennes et des Gaspésiens puis, conséquemment, leurs habitudes de consommation. La crise sanitaire a tôt fait de mettre en lumière le très vaste enjeu de l’autonomie alimentaire. Quels sont les obstacles qui se dressent lorsqu’il est question de mettre davantage la Gaspésie dans nos assiettes? GRAFFICI a posé la question à des acteurs de première.

S’il s’avère hasardeux de chiffrer avec exactitude la part d’aliments régionaux se retrouvant sur les tables des chaumières gaspésiennes, il est clair que la proportion évolue dans le bon sens avec les années. « De 2012 à 2020, je pense qu’il y a eu une augmentation, que les gens sont devenus plus
sensibles à la question », confirme la directrice générale de Gaspésie Gourmande, Johanne Michaud. La crise sanitaire a convaincu de nombreux néophytes d’entrer dans la danse, ce qui a provoqué une explosion de la demande; il faut dire que les entreprises locales ont fait des pieds et des mains pour s’adapter aux différentes contraintes.

Baie des saveurs, ce regroupement de six producteurs et transformateurs bioalimentaires de la Baie-des-Chaleurs, a fait de l’achat de proximité son créneau, bien avant que les initiatives en faisant la promotion ne pullulent. Le réseau de mise en marché collective, qui fonctionne de novembre à mai
en complément à d’autres initiatives estivales comme la vente de paniers de légumes, a vu les demandes monter en flèche ce printemps. Cet intérêt marqué s’est d’ailleurs manifesté à un moment où les commandes à la carte se font généralement moins nombreuses, c’est-à-dire en fin de saison, en mars et avril. « On a battu deux fois consécutives notre record du nombre de commandes et je pense qu’on a fait les deuxièmes et troisièmes plus grandes commandes de l’histoire de Baie des saveurs, malgré le fait qu’on n’avait plus beaucoup de légumes à mettre en marché », se réjouit le copropriétaire du Jardin du village de Caplan, Étienne Goyer, l’un des producteurs du réseau.

Boeuf Gaspésie réunit pour sa part sept éleveurs bovins qui, en vertu d’un cahier de charge très strict, produisent de la viande sans hormone ni antibiotique. L’engouement pour ce produit de niche distribué dans des points de vente de Caplan, Sainte-Anne-des-Monts, Montréal et Québec a également été fulgurant au courant des dernières semaines. « Il y a une belle vague. Il y a des gens qui m’appellent, qui voudraient acheter un demi-bœuf, par exemple. J’en manque, alors je ne peux pas me mettre à en vendre à des particuliers », souligne Marc Cyr, directeur général de la coopérative et propriétaire de la ferme Belgimag, à Saint-Alphonse-de-Caplan.

Si une réelle solidarité a été ressentie au sein de ces entreprises locales, nul ne peut prévoir avec certitude si le consommateur maintiendra ses appuis une fois la pandémie passée. Que le coronavirus ait contribué à ouvrir les yeux des Gaspésiens de façon temporaire ou permanente, une chose demeure néanmoins certaine : l’autonomie totale n’est pas à portée de main, disent les intervenants. Le potentiel d’autonomie alimentaire régional demeure limité, notamment en raison de la capacité de production actuelle, somme toute restreinte. De plus, certains aliments sont peu ou ne sont pas du tout produits chez nous, par exemple la volaille et les œufs. Or, sans viser la perfection, pourrait-on faire mieux? Certainement, acquiescent les acteurs de l’industrie agroalimentaire. Voici, selon eux, ce qui freine l’autosuffisance des Gaspésiens.

1.Consommateur : encore de la sensibilisation à faire
Michèle Poirier, présidente de l’Union des producteurs agricoles (UPA) de la de la Gaspésie-Les Îles, le concède d’emblée : les habitudes des consommateurs font en quelque sorte obstacle à une plus grande autonomie. Selon celle qui est elle-même productrice agricole, il faudrait que les Gaspésiens arriment davantage leur alimentation au calendrier des récoltes locales. « Les gens voudraient des produits frais à tout moment, mais en janvier, il y a dix pieds de neige dans mes champs. Moi, j’ai une récolte à écouler tout au long de la saison », illustre celle qui est aussi vice-présidente de Patasol, à Bonaventure. Or, s’adapter à la saisonnalité des produits commande des compromis, renchérit Johanne Michaud : « il faut que les gens
apprennent à se faire des provisions, à congeler leurs fraises et leurs bleuets locaux plutôt que de les acheter frais, mais en provenance des îles Moukmouk ».

Mme Michaud estime d’ailleurs qu’il importe de continuer à sensibiliser et à outiller le consommateur. Cela passe entre autres par la déconstruction du mythe selon lequel il est beaucoup plus dispendieux de s’approvisionner auprès de nos producteurs et transformateurs que d’acheter des produits en provenance d’ailleurs. La qualité et les différents créneaux ne sont pas toujours pris en compte dans le calcul, note-t-elle.  « Si tu compares ta moutarde à l’ancienne des Moutardes Legros avec de la moutarde baseball, c’est un peu comme si tu comparais des pommes avec des oranges », image Johanne Michaud.


Les maraîchers Sonia Boissonneault et Étienne Goyer, copropriétaires du Jardin du village, à Caplan.
Photo : Karina Espinoza-Rivière – Fédération de l’UPA de la Gaspésie-Les-Îles

2.L’argent : le nerf de la guerre
Le financement constitue sans surprise un élément clé dans l’équation. Les fermes bénéficiant d’un niveau de rentabilité pour la plupart plutôt faible, de l’aide gouvernementale doit être au rendez-vous, juge Étienne Goyer. Si plusieurs programmes sont offerts, le maraîcher estime que Québec pourrait faire encore mieux. « Il faut que les gens qui financent les agriculteurs soient un peu moins frileux. Les fonctionnaires de la Financière
agricole ne sont pas toujours faciles à convaincre et quand tu as besoin de sous pour développer ton entreprise, il y a pas mal juste eux », lance-t-il. Sans le financement nécessaire, il est selon lui irréaliste de voir des entreprises initier des projets d’expansion et d’automatisation qui pourraient accroître leur productivité.

L’agronome Germain Babin est également coordonnateur d’Arterre-Gaspésie, lancé en 2019; le programme fait le pont entre les propriétaires de terres non exploitées ou ceux dépourvus de relève et des aspirants producteurs. M. Babin fait valoir que des aides plus facilement accessibles faciliteraient la mise sur pied de nouvelles entreprises. À l’heure actuelle, la mise de fonds initiale demeure un obstacle de taille pour les apprentis, qui ont souvent beaucoup de volonté, mais peu de capitaux à injecter. « Il y a une part de risques dans le fait d’investir dans une entreprise agricole parce que tu vas immobiliser beaucoup de dollars avant de réussir à tirer des revenus. (…) Si le gouvernement croit vraiment en l’autosuffisance alimentaire, il va vraiment falloir qu’il amène du capital patient pour les entreprises qui veulent démarrer », croit M. Babin.

3.Le recrutement : toujours un enjeu
Pour élargir ou diversifier ses activités, encore faut-il avoir les bras pour le faire. Or, le recrutement de travailleurs demeure ardu. Si les salaires peu compétitifs de l’industrie peuvent en partie expliquer cette difficulté, Étienne Goyer croit que c’est d’abord et avant tout l’aspect répétitif des tâches qui refroidit les employés potentiels. « Le problème, ce n’est pas que la main-d’oeuvre est paresseuse. Il y a plein de monde très vaillant et qui aime ça, travailler dur », défend le passionné.  L’automatisation avec les coûts qu’elle implique, et l’embauche de travailleurs étrangers vers laquelle se tournent de plus en plus d’entreprises régionales, constituent des solutions à cet important enjeu.

« À l’heure actuelle, le défi par rapport à l’autosuffisance, c’est aussi d’attirer des aspirants producteurs qui veulent prendre le flambeau », ajoute Germain Babin. Il estime qu’il y a de la place pour de nouvelles initiatives, notamment pour des productions maraîchères, qui requièrent des terres moins vastes. Si une cartographie complète des terres en friche est en cours et pourra en dire plus long, une fois complétée, sur les possibilités régionales, on sait déjà qu’une proportion des terres agricoles n’est pas utilisée. « Les terres sont souvent un patrimoine familial. Il y a des gens qui seraient prêts à les faire cultiver, mais pas nécessairement à les vendre », nuance Karina Espinoza-Rivière, conseillère en aménagement et vie syndicale pour l’UPA de la Gaspésie–Les Îles. Des lots qui pourraient accueillir des pâturages ou même certaines productions font aussi office de territoire de chasse pour leurs propriétaires, qui désirent ainsi les conserver à l’état sauvage.

4.Les distributeurs : un dialogue à avoir
Les épiceries demeurent le lieu d’approvisionnement principal de la population. Si elles sont nombreuses, avec la COVID-19, à avoir ajouté ou mis en valeur des produits locaux, celles-ci ont un rôle à jouer en tout temps, estiment les divers intervenants. Les grandes bannières opérant avec un catalogue d’approvisionnement national, les succursales n’ont droit, règle générale, de s’en écarter que dans une certaine proportion. Ces denrées locales « infidèles » constituent généralement entre 10 et 12 % des produits offerts. « Est-ce qu’on pourrait faire plus? Je pense que oui, mais il faudrait qu’il y ait des changements autorisés au niveau national. La balle est dans le camp des bannières », juge Johanne Michaud, qui estime que beaucoup d’épiciers seraient favorables.

Étienne Goyer rappelle que ces grandes surfaces conservent toutefois une marge de profits. Pour les petits joueurs, très nombreux en Gaspésie, il peut ainsi s’avérer plus avantageux de transiger par leur propre kiosque ou par le marché public. « Les épiciers ont été habitués à la grande distribution, aux prix qui sont toujours tirés vers le bas. S’ils sont sérieux par rapport à la vente de produits locaux, il va falloir qu’ils se débarrassent un peu de ce réflexe-là et qu’ils apprennent à faire du commerce équitable avec les producteurs », juge-t-il. Celui-ci ajoute qu’il serait plus que bénéfique de trouver un terrain d’entente. À sa connaissance, les épiciers et producteurs régionaux n’ont, à ce jour, jamais été réunis autour d’une même table afin
d’échanger sur leurs réalités économiques respectives. « Ce serait intéressant », admet M. Goyer.


Selon l’UPA Gaspésie-Les Îles, 77 % des produits régionaux sont intégrés dans un mécanisme de mise en marché collective, ce qui permet de distribuer de plus grands volumes et de contrer l’éloignement des marchés. C’est notamment le cas de la viande sans hormone et sans antibiotique des producteurs de la coopérative Bœuf Gaspésie.
Photo : Roxanne Langlois

LES PRODUCTIONS VEDETTES GASPÉSIENNES (% recettes monétaires agricoles)

Vaches laitières 23%

Acériculture 17 %

Bovins et veaux 12 %

Horticulture ornementale 10 %

Céréales et oléagineux 6 %

AUTRES STATISTIQUES DE LA GASPÉSIE-ÎLES-DE-LA-MADELEINE

Superficie agricole : 86 000 hectares (4 % du territoire)
Nombre d’exploitations agricoles : 240
MRC où sont situées en plus grand nombre les exploitations agricoles : Bonaventure et Avignon
Activités de production distinctives : bovin de boucherie, poissons, fruits de mer et produits aquacoles, fruits et légumes, acériculture
Activités de transformation distinctives : crevettes nordiques, boissons alcooliques, petits fruits et légumes, produits de l’érable
PIB régional de l’industrie bioalimentaire : 310 M$ (9 % du PIB régional total)
Emplois reliés à l’industrie bioalimentaire régionale : 11 000 (30 % des emplois totaux)
Revenus annuels totaux : 29 M $