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25 septembre 2020 14 h 39

Chronique d’une journaliste devenue hôtesse/serveuse

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CARLETON-SUR-MER | À l’université, je me souviens d’avoir servi dans un café-théâtre et sur une terrasse du Vieux-Montréal. Je croyais alors dur comme fer qu’après avoir obtenu mon diplôme, mon CV ne compterait plus que des expériences acquises grâce à mes diplômes. Que j’étais blindée grâce à ces beaux papiers rectangulaires encadrés que j’allais en grande pompe afficher dans mon futur bureau de journaliste.

Le 16 mars dernier, mon beau parcours scolaire, mes années d’expérience, mes contacts et ledit CV ont littéralement pris le bord. Comme vous, peut-être, j’ai reçu un appel logé par mon supérieur immédiat: j’étais mise à pied pour une période indéterminée. Les revenus publicitaires de l’hebdomadaire qui m’employait avaient chuté dramatiquement et on ne savait rien de la suite. J’ai été mise sur le banc, et ce, à l’aube de ce qui s’annonçait être une joute historique qui requérait plus que jamais mes compétences. J’aurais dû être essentielle, mais je suis, du jour au lendemain, devenue inutile. Les gradins, où j’ai été reléguée en spectatrice, m’ont attendue dès le jour deux de la pandémie. Ouch !

Si on devait me rappeler au travail en septembre, j’en suis venue, après trois mois d’arrêt, à avoir peur de ne plus jamais être payée pour faire ce que j’aime le plus : écrire. Je me revois d’ailleurs, un jour de mai, à pleurer sur mon sort derrière le volant de mon Accent, stationnée en bordure de la 132 dans un orage terrible. De la grande tragédie covidienne! Et puis, quelques jours plus tard, sans s’annoncer, le déclic s’est opéré : je me suis secouée. La crainte fait parfois surgir de bons plans B. Mieux : elle pousse à se revirer sur un dix cennes.

J’ai dégoté un emploi d’été dans un restaurant de Carleton-sur-Mer. À moi, la jeune femme de 32 ans qui n’avait accueilli personne ni servi quoi que ce soit en dix ans, on a offert un poste d’hôtesse/serveuse dans une immense salle à manger. J’ai saisi l’opportunité, me disant qu’elle m’apporterait quelques mois à l’abri des soucis financiers, en plus des moments complices avec les touristes. J’ai largué mon PCU et j’ai renoué avec Maître D.

J’ai assimilé et joué mon nouveau rôle le mieux possible, sans accroc, jusqu’à ce que, un jour de juillet, je frappe un nœud : le premier ministre du Québec est débarqué dans ma ville, sur la terrasse même du restaurant m’employant. Mes ex-collègues ont afflué, à l’extérieur, leur micro en main; moi, la journaliste devenue hôtesse/serveuse, je les regardais arriver du deuxième… en lavant une table. Je dois vous l’avouer, cette journée-là, j’ai avalé de travers. J’ai eu des larmes aux yeux quand la serveuse du matin, une femme épatante que j’ai adorée dès la première seconde, m’a demandé comment je me sentais. La vérité, c’est que j’étais infiniment triste. Ce matin-là, j’ai serré les dents, j’ai fini mon shift et j’ai dépunché, me répétant que j’étais chanceuse d’être en santé et de travailler. Que la COVID-19
avait bousillé un nombre effarant de vies et de quotidiens, qu’elle n’avait pas seulement mis ma carrière sur pause. Cette anecdote m’a confirmé combien j’aime mon métier et combien j’espérais le pratiquer à nouveau.

L’été 2020, quant à lui, m’aura apporté bien plus qu’un emploi temporaire; il m’aura fait vivre une incursion inattendue dans ce monde extrêmement exigeant qu’est la restauration. Il m’a aussi fait réaliser que ceux qui y travaillent sont des forces de la nature. Moi, l’intello qui passait auparavant ses journées à pianoter sur son clavier, j’avais l’impression de sortir, à quatre pattes, d’une exténuante campagne électorale de 33 jours après chaque service du déjeuner. Mes mains étaient un mélange de Purell et de sirop d’érable qui ne retenait que l’infâme odeur du premier et la texture du second. La nuit, dans mes rêves, je continuais à jongler avec des deux-œufs-tournés-bacon-painblanc-sans-beurre et des crêpes chocobananes.

Tout au long de l’été, j’ai vu des bus-boys et bus-girls aux lunettes protectrices embuées débarrasser des milliers de tables, des hôtesses garder leur calme quand des groupes de dix convives débarquaient sans réservation et des cuisiniers reprendre leur souffle derrière « la passe » sur laquelle s’accumulaient les assiettes. J’y ai rencontré des gens heureux de rentrer au travail après le confinement, en dépit des circonstances et du masque devenu obligatoire. J’ai vu des employés blaguer en essuyant des verres et se raconter leur soirée en roulant les ustensiles dans des napkins après le départ des derniers clients. J’y ai rencontré de beaux êtres humains qui faisaient leur travail de leur mieux. Pour vous. Souvent, malgré vous. Mais ce qui m’aura le plus marqué… ce sont elles.

Ces superwomen

Vous vous êtes déjà dit à quel point les serveuses font la belle vie? Que leur job est facile? Que n’importe qui arriverait à en faire autant ? Oui ? Alors il est peut-être temps de vous détromper… ou mieux, de goûter vous même à l’expérience du rush de la semaine de la construction. Ces femmes, je peux maintenant en témoigner, méritent chaque parcelle du pourboire que vous laissez à regret en quittant et que vous calculez presque au sou près, bien trop souvent.

Être serveuse, c’est définitivement plus que de prendre des commandes et de les apporter aux tables : c’est être autodidacte dans l’art de veiller au bonheur des clients et sur leurs bons moments. C’est gérer perpétuellement la pression, hiérarchiser les priorités, conjuguer avec les mille et une requêtes et demandes spéciales, ne pas broncher quand votre enfant change d’idée pour la cinquième fois, se brûler sur les assiettes, arpenter 1000 fois la salle à manger, débarrasser les tables et les nettoyer à la fin du shift… et ce, tout en gardant le sourire. Même quand certains clients (une minorité, heureusement) regardent leur serveuse comme si elle était Dobby, l’elfe de maison dans Harry Potter. Même si, se clamant pourtant en vacances, ils ne peuvent visiblement pas se payer cet incroyable luxe d’attendre cinq minutes. Ah, oui! Et même quand les mercis et les s’il-vous-plaît semblent ne jamais avoir été
inventés.

Être serveuse, avec la longue liste de tâches connexes que ça implique, c’est bien loin d’être donné à tout le monde. Je ne suis pas gênée de l’admettre: c’est mille fois plus difficile que de couvrir un point de presse de François Legault. C’est une vocation, une profession noble et clairement sous-estimée qui mérite beaucoup plus que 15% de votre gratitude.

J’ai essayé très fort, cet été. J’ai tout donné, vraiment. Malgré cela, je n’ai pas été la meilleure des serveuses. Je peux toutefois vous dire une chose: je suis un meilleur être humain aujourd’hui grâce à cet été 2020 et je serai dorénavant une bien meilleure cliente. Grâce à ces serveuses masquées.

J’ai aussi retiré de cette expérience estivale une leçon qu’il me fait plaisir d’humblement partager avec vous alors que je retourne devant mon clavier: la façon dont vous traitez celle qui vous sert en dira toujours extrêmement long sur la personne que vous êtes. Et ce, pas seulement à table.