Concevoir la forêt de demain
GASPÉ | Si la tendance se maintient, le climat gaspésien sera dans une quinzaine d’années semblable à celui observé actuellement en Nouvelle-Écosse, située plus au sud, une caractéristique modifiant les peuplements forestiers de la région. C’est une transformation qui non seulement ouvre de nouvelles perspectives sur nos productions forestière et fruitière, mais qui exige de repenser notre rapport à celles-ci.
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En se fiant uniquement à son apparence extérieure, il est presque impossible de deviner la fonction de l’appareil posé sur le comptoir du laboratoire aménagé au deuxième étage du Cégep de la Gaspésie et des Îles. Ce qui a l’allure d’une tour d’ordinateur surdimensionnée coiffée d’un minuscule écran est en fait un cryothermostat à circulation, un appareil qui permet de simuler des températures pour ultimement évaluer la résilience des arbres fruitiers et forestiers vis-à-vis des fluctuations climatiques observées dans la région.
« Pour qu’un verger soit exposé au cours de sa vie aux variabilités naturelles, aux extrêmes naturels, ça prend cinq à dix ans. Les grands froids, par exemple, c’est en moyenne tous les sept ans, explique Samuel Pinna », enseignant-chercheur dans le programme de technologie forestière du campus de Gaspé. « Les outils qu’on a développés ici nous permettent d’accélérer les décisions quant aux essences à sélectionner pour la foresterie, les vergers ou les forêts nourricières. »
Fruit d’une collaboration entre la Fédération de l’Union des producteurs agricoles (UPA) de la Gaspésie et des Îles et l’établissement collégial, le projet a pu prendre son envol à la suite de l’acquisition du cryothermostat à circulation, de même que d’un conductimètre, des appareils de pointe dont la maîtrise a d’ailleurs nécessité une formation approfondie en France, où le procédé est monnaie courante.
« Je lisais les articles et je me posais 1000 questions méthodologiques, mais j’ai compris quand j’ai fait les manipulations », raconte Samuel Pinna qui, au moment d’écrire ces lignes, venait tout juste de remettre le rapport du premier projet de recherche réalisé dans le cadre du partenariat.
Samuel Pinna, enseignant-chercheur dans le programme de technologie forestière du campus de Gaspé. Photo : Cégep de la Gaspésie et des Îles – Roger St-Laurent
Scénarios climatiques
Le petit compartiment situé au sommet de l’appareil agit comme une chambre à l’intérieur de laquelle diverses températures sont programmées selon les modèles climatiques sélectionnés. « On expose des bouts de branches, des bourgeons, des feuilles, des racines d’arbres ou de plantes à ces scénarios de température », indique l’enseignant, qui est également à la tête du projet de forêt nourricière aménagée à l’arrière du campus. « [Cette exposition] va détruire des cellules à l’intérieur des tissus. C’est comme quand on est exposés au froid et qu’on gerce, ce sont des cellules qui meurent. »
L’intérêt de la démarche réside sans contredit dans le fait qu’elle s’inscrit dans un contexte de crise climatique, alors que le Canada se réchauffe plus rapidement que le reste du globe (pour le Québec uniquement, les températures ont augmenté de 1,1°C au cours des 70 dernières années; l’augmentation s’élevant à 0,8°C en moyenne à l’échelle planétaire, selon Ouranos, un consortium québécois spécialisé en climatologie). « Ce qui est intéressant, c’est de programmer des scénarios cohérents avec les changements climatiques en cours », relève Samuel Pinna (voir encadré ci-dessous).
Contexte gaspésien
Évidemment, le réchauffement du climat n’épargne pas le territoire gaspésien. Le consortium Ouranos, qui produit des simulations climatiques à l’échelle régionale, estime que la température annuelle moyenne de la Gaspésie sera, en 2050, de 2,3°C plus élevée que celle mesurée en moyenne entre 1991 et 2020, passant de 3,2°C à 5,5°C. Jumelée à la faible augmentation des précipitations, la hausse des températures estivales pourrait signifier un plus grand nombre d’épisodes de sécheresse, comme celle observée l’été dernier.
« Les modèles climatiques prévoient qu’en moyenne, il y aura cinq journées de plus de 30°C par année dans la région, alors qu’historiquement on n’en compte qu’une seule, indique Samuel Pinna. Ç’a vraiment un impact sur la résistance des arbres à l’hiver. La sécheresse va empêcher l’arbre de bien se préparer et il va être encore plus « impacté » par les dégâts des variations de température pendant la période hivernale. »
Outre l’augmentation des températures pendant l’été, le climat gaspésien devrait se caractériser par des hivers plus courts, une moindre accumulation de neige au sol, de même que la baisse du nombre de jours de grands froids. « Par contre, pour les pommiers, les deux critères les plus préjudiciables en terme de climat, ce sont les chaleurs du mois d’octobre et les redoux d’hiver, et moins les grands froids, explique le chercheur. Quand il fait 10 degrés en janvier, février ou mars, c’est un drame pour la végétation ».
Des résultats probants
Si ces nouvelles conditions climatiques semblent à première vue néfastes pour la végétation et les arbres fruitiers, elles ouvrent aussi la voie à de nouvelles possibilités, notamment avec l’allongement de la saison de croissance. « On gagne quatre semaines de production de croissance en Gaspésie, signale Samuel Pinna. Il y a un potentiel de diversification de nos variétés de pommes, de poires et de cerises notamment. Cette année, ce fut une année à cerise comme jamais auparavant. Et il y a, au minimum, 10 000 variétés de pommes sur terre, mais on en trouve quatre dans les épiceries! »
Le premier projet de recherche réalisé par l’enseignant-chercheur et dont le rapport vient d’être déposé visait à évaluer l’adaptabilité aux changements en cours de trois variétés de pommes : la Eden, la Honeycrisp et la Diva, toutes expérimentées pour la production commerciale de cidre d’un verger de Gaspé. « Avec mon collègue, Stéphane St-Pierre, on a imité un scénario de redoux hivernal, donc une augmentation des températures suivie d’une chute, raconte-t-il. Après les manipulations, on voyait que la fuite d’électrolytes relative était significativement plus faible pour la variété Eden. Ça signifie donc qu’elle est plus résiliente que les deux autres variétés. »
Le projet, amorcé en 2023, consistait d’abord à prélever méthodiquement des échantillons de branches et des bourgeons à fleurs de neuf arbres de chaque variété plantés dans le verger. « Au mois de mars de cette année, quand j’ai sorti le graphique des températures réelles qu’il y a eu sur le verger, il y avait eu exactement ce scénario [redoux hivernal suivi d’une chute de température marquée], révèle Samuel Pinna. Et sur le terrain, qu’est-ce qu’on voit? Pas une pomme sur la Honeycrisp, très peu sur la Diva et celle qu’on a prédit qui serait la plus résiliente [aux variations de températures], la Eden, a le plus de pommes. Je vivais un moment, là! »
De nouvelles perspectives en foresterie
Mobilisés initialement pour évaluer le potentiel des essences fruitières dans la région, les outils dont dispose l’enseignant-chercheur pourront également servir le secteur de la foresterie.
« La technique des fuites d’électrolytes, on peut l’utiliser pour mieux choisir la provenance des variétés qu’on va utiliser pour l’adaptabilité aux changements climatiques, à travers le concept de migration assistée, explique Samuel Pinna. Ce concept, c’est en gros de planter aujourd’hui des essences qui pousseront demain », explique-t-il, précisant que la migration naturelle des arbres est beaucoup plus lente que la vitesse des changements actuels.
Pour l’enseignant-chercheur, il s’agit donc de prédire de quoi sera fait la forêt du futur afin de prendre un pas d’avance sur les conséquences du réchauffement climatique. Celui-ci, ponctué de sécheresses, pourrait par exemple mettre à mal le sapin, essence sur laquelle s’appuie une partie de l’industrie sylvicole. C’est que le sapin a des racines peu profondes, ce qui le rend particulièrement vulnérable au chablis (un déracinement partiel souvent causé par le vent), notamment lorsqu’il est affaibli par la tordeuse des bourgeons de l’épinette et que le sol est asséché.
« Si on regarde dans l’avenir et qu’on se dit que notre sapin va peut-être péricliter, qu’on ne veut pas mettre tous nos oeufs dans le même panier et qu’on veut diversifier notre sylviculture, on peut faire des essais avec d’autres essences », affirme-t-il, soulignant que les appareils du laboratoire pourront accélérer la prise de décision.
Actuellement, un partenariat avec le Centre d’enseignement et de recherche en foresterie (un centre collégial de transfert de technologies) évalue le potentiel du chêne rouge provenant de cinq territoires distincts. « Il y a naturellement du chêne rouge en Gaspésie, on pourrait possiblement planter dans son aire naturelle des chênes rouges d’autres provenances, soutient Samuel Pinna. Dans quelques années, le chêne rouge qui poussera le mieux ici ne pourrait-il pas être celui du Nouveau-Brunswick ou d’une autre provenance ? C’est possible. Les espèces de demain, dans 5 ans, dans 10 ans, dans 20 ans, ce ne sont pas celles qui poussent aujourd’hui. »