Espace bleu : fierté ou embarras?
Le 8 avril, la ministre de la Culture et des Communications, Nathalie Roy, a présenté quelques détails au sujet du projet d’Espace bleu pour la Gaspésie à Percé, notamment qu’il coûterait 20,8 millions de dollars (M $), un montant dont l’ampleur avait été mentionnée au cours de l’été 2021 dans la Gazette officielle du Québec.
La villa Frederick-James, déplacée au cours des derniers mois de l’endroit qu’elle occupait depuis sa construction en 1887, sera déposée à 19 mètres de son emplacement original. L’interprétation sera située dans un espace souterrain, à concevoir, à creuser et à aménager. L’endroit rendra hommage à des bâtisseurs ayant marqué l’histoire de la Gaspésie, comme l’ex-premier ministre du Québec, René Lévesque, sans théoriquement dupliquer ce qui est présenté ailleurs, comme l’attraction portant son nom à New Carlisle. Des secteurs d’activités y seront aussi présentés.
S’il est rassurant de voir que le souvenir de certains bâtisseurs de la région sera pérennisé, plusieurs éléments caractérisant l’Espace bleu accrochent.
Le montant investi arrive en tête. Pensons-y: 20,8 M $ ! Même en tenant compte de l’inflation, jamais une telle somme n’a été investie dans un lieu culturel de la région. Il convenait de ne pas dénaturer le splendide cap Canon, un emblème important du paysage de Percé, mais devait-on y investir ce montant record, alors qu’à un jet de pierre comme à quelques dizaines de kilomètres, un lieu culturel joint les deux bouts de peine et de misère, alors qu’un autre symbole important s’enfonce dans la mer?
À un jet de pierre, une poignée de bénévoles menée par Jean-Louis Lebreux tient à bout de bras le musée Le Chafaud depuis près de 40 ans. Cet établissement a notamment présenté des expositions d’artistes renommés comme Jean-Paul Riopelle et André Breton, avec un budget annuel de 20 000 $! Avec un centième du budget d’établissement et un dixième du budget annuel d’exploitation qui sera conféré à la Villa Frederick-James, le Chafaud ferait davantage de petits miracles.
À 45 kilomètres, sur la plage de Chandler, le Château Dubuc, l’un des derniers vestiges de l’ère industrielle de Chandler, s’enfonce dans le sable et se fait gruger par la mer, alors que les efforts déployés par les différents protagonistes du dossier l’auraient déjà sauvé s’ils avaient été alignés dans la même direction, avec deux sous de leadership.
De 1913 à 1999, Chandler a vécu au rythme des pâtes et papiers. Propriétaire de l’usine qui allait plus tard devenir la papeterie Gaspésia, l’homme d’affaires Julien-Édouard-Alfred Dubuc y a fait ériger, en 1916, la Villa Marie-sur-Mer, son nom officiel, que la population locale a rebaptisé le Château Dubuc.
Il ne reste plus grands vestiges de ce qui a animé l’économie d’une grande partie de la région pendant 86 ans. Le Château Dubuc constitue le plus éloquent de ces vestiges. Bien que les gens de Chandler aient souffert passablement entre 1999, année de fermeture définitive de la papeterie
Gaspésia, et récemment, la diversification économique ayant mis une bonne vingtaine d’années à s’affirmer, oublier le passé forestier n’alimentera pas la fierté locale.
Le Château Dubuc est un important symbole d’un passé dont la population locale peut être fière. Sa sauvegarde contre toute attente pourrait aussi stimuler cette fierté, pour peu que l’État québécois, la MRC du Rocher-Percé, la Ville de Chandler et le nécessaire comité local arriveraient à travailler ensemble. Dans une ville qui cherche à se doter d’une vocation touristique, ce sauvetage pourrait constituer tout un tremplin. Autrement, les Gaspésiens auront à vivre avec les nombreuses photos d’un château dévoré plus ou moins tranquillement par la mer. Le gouvernement Legault veut-il distiller de la fierté ou de l’embarras?
Revenons aux 20,8 M $ de la Villa Frederick-James. Admettons que le déménagement coûte 1 M $, et que la réfection de la maison s’établisse à 2 M $, ce qui semble amplement suffisant à vue de nez, comment justifier presque 18 M $ dans l’aménagement de ce qu’il est convenu d’appeler un bunker?
Célébrer la fierté, la raison d’être des Espaces bleus, est louable quand cette action ne laisse pas dans son sillage des parents pauvres et des oubliés.
Célébrer la fierté ne doit pas occulter les moins bons coups de l’histoire d’une société. François Legault rejoint certes beaucoup de Québécois avec l’accent placé sur la fierté en cette année électorale, mais si les moyens considérables canalisés dans les Espaces bleus effacent des passages moins glorieux de notre histoire, passages qui risquent de rebondir éventuellement, cette fierté risque de s’étioler considérablement.
François Legault n’occupera pas éternellement les fonctions de premier ministre. Un de ses successeurs pourrait décider de sabrer dans les Espaces bleus ou dans la culture en général. C’est là que les 20,8 M $ consacrés à un seul projet, sans compter ses frais de fonctionnement, pourraient servir à nourrir les regrets plutôt que la fierté.
La consultation des instances régionales a fait cruellement défaut dans la réflexion de M. Legault et dans les premières étapes de développement du concept d’Espaces bleus. Un certain rattrapage a pris forme en vertu de la nomination d’un comité régional de 19 personnes appelées à participer à la détermination du contenu. Ce comité est appelé à éviter la redondance avec le contenu des musées et lieux d’interprétation existants, à s’assurer que la Villa Frederick-James soit complémentaire.
Et si les gens de la région avaient davantage eu leur mot à dire dans le concept d’Espace bleu, en partant d’une participation initiale à l’élaboration de l’attraction, ou dans la décision d’y aller avec un concept géographiquement éclaté, ou dans une optique où une partie de l’enveloppe de 20,8 M $ aurait pu appuyer des initiatives nécessitant une aide urgente, comme le Château Dubuc, ou la naissance d’un musée dans un secteur qui n’en compte qu’un, comme la Haute-Gaspésie?
Dans tout domaine d’activité humaine, il arrive fréquemment que deux visions s’affrontent. Le tourisme culturel, puisque c’est de ça dont il s’agit avec les Espaces bleus, s’inscrit dans cette mouvance. Des gens favorisent l’émergence de lieux majeurs de diffusion de l’histoire et de la culture, et c’est manifestement le cas de François Legault, tandis que d’autres militent pour des actions géographiquement réparties sur le territoire, ce qui est souvent décrit comme du saupoudrage.
Il est clair que les secteurs touristique et culturel de la Gaspésie s’en tireraient mieux si, en plus de sauver la Villa Frederick-James, l’État québécois s’était aussi servi des 20,8 M $ pour sortir le Château Dubuc de son enlisement, pour donner au Chafaud la visibilité qu’il mérite et pour appuyer les bénévoles du Phare de La Martre, par exemple, en y fondant un musée dignement financé.
On ne pourra pas sauver tous les bâtiments historiques de la Gaspésie et du Québec. Mais si on consacre l’essentiel d’une somme de 20,8 M $ à un bunker souterrain, comment peut-on justifier l’immobilisme de l’État québécois dans des bâtiments bien visibles en contexte de déficit patrimonial régional et national? Les prochaines semaines menant à la campagne électorale constitueront une excellente période pour poser la question aux représentants du gouvernement Legault.