Le temps des « étranglas »
NEW CARLISLE | Vous savez, ces petites baies violacées qui connaissent leur maturation optimale en ce temps de l’année et qui sont très astringentes? Bien connus des peuples autochtones d’Amérique du Nord ainsi que des Québécoises et Québécois, les « étranglas » furent de tous temps transformés en vue de leur consommation ou pour leurs vertus médicinales. Quelques paroles échangées avec les Gaspésiennes et Gaspésiens révèlent qu’ils y ont également pris goût. Portrait d’un petit fruit qui, lui aussi, réussit à changer l’eau en vin.
La Gaspésie comporte sur son territoire plusieurs espèces de cerisiers (Prunus spp., de la famille des Rosaceae), certaines étant indigènes au Québec. En Gaspésie, l’une d’entre elles est le cerisier de Virginie (Prunus virginiana), qui produit des drupes qu’on appelle parfois cerises à grappes, cerises sauvages, chokecherries, ou poqwa’lamgewei en mi’gmaq. Les cerisiers à grappes ont une distribution surprenamment large, couvrant une grande partie de l’Amérique du Nord. Présents dans une variété de milieux naturels, ils jouent un rôle important comme stabilisateur de sol contre l’érosion. Pour certaines espèces animales (y compris pour nous), les noyaux, tiges, écorce et feuilles sont toxiques à la consommation directe. Nous y reviendrons.
Usages au sein des Premières Nations
Les usages documentés du cerisier de Virginie par les peuples autochtones d’Amérique du Nord sont extrêmement variés, passant de la cuisine à la médecine et jusqu’à la conception d’outils ou d’instruments. Ces usages mobilisent différentes parties de l’arbre, dont le tronc, l’écorce, les feuilles, les racines ou les fruits. Ceux-ci sont consommés tantôt sous la forme d’une infusion (ou sous forme liquide, comme un sirop, une liqueur, un tonique, etc.), en mets préparés (pâtés de baies, confitures), ou bien intégrés dans un mélange à fumée. Pour certaines nations, dont les Blackfoot et les Cris des Plaines, le fruit avait sa propre lune, celle du mois d’août : on l’appelait la blackcherry moon (Wasut’u Wi), soit la lune qui fait mûrir les fruits.
Le cerisier de Virginie était d’abord employé par divers peuples autochtones à des fins médicinales. En infusion faite à partir de l’écorce interne et des drupes, on produisait un remède contre une pléthore de maladies : la toux, la diarrhée et les troubles cardiaques, notamment. Le cerisier de Virginie avait également une importance sur un plan ethnogynécologique : le jus des cerises à grappes était bu par les femmes Arikara pour cesser les hémorragies post-partum; chez les Blackfoot, une infusion de l’écorce interne mélangée à des baies d’amélanchier était offerte aux mères allaitantes afin qu’elles transmettent à l’enfant les vitamines qu’elle prodigue; et chez les Cherokee, on donnait à la femme qui accouchait une tisane de cerises à grappes pour l’apaiser. Les racines et l’écorce servaient aussi comme cataplasme pour les brûlures et ulcères.
Le cerisier de Virginie revêt également des fonctions cérémoniales chez plusieurs peuples. L’écorce interne de l’arbre ainsi que les feuilles étaient mélangées à diverses espèces végétales, variant d’une nation à l’autre, pour créer un mélange de fumée cérémoniale appelée kinnikinnik. Également, les Cris des Plaines considéraient la pâte de cerises à grappes comme ayant une signification spirituelle importante; elle était amenée lors des sun dances. Certaines familles de Cris des Woodland se passaient même les roches et pilons de génération en génération.
Les usages culinaires sont bien sûr assez nombreux. La transformation des baies (cuisson, séchage, pillage, macération, etc.) permettait de neutraliser l’amygdaline, un élément toxique du noyau. Les Blackfoot écrasaient les fruits complets, qu’ils étendaient ensuite au soleil en vue de les façonner en petits pâtés. Ces barres de fruits déshydratés étaient ensuite apprêtées en mets ou plats, ou simplement consommées comme nourriture de ration lors de longs voyages (aviez-vous lu notre article sur le bleuet et des barres de fruits séchés dans le GRAFFICI de septembre 2024? Il s’agit du même principe).
Pour en faire des desserts, les baies déshydratées pouvaient être mélangées à de l’eau d’érable, de la farine, de la graisse, etc. Elles pouvaient également être intégrées au pemmican, un mets traditionnel consistant de viande séchée attendrie et sautée avec de la moelle ou du lard. Les Lakotas les utilisaient également pour la préparation d’autres plats traditionnels, tels que le wasna et le wojapi. Les baies étaient aussi ajoutées à des soupes, bouillis ou ragoûts, ou mélangées à du saumon. Enfin, les baies pouvaient être consommées sous une forme liquide : boissons, sirops, toniques, expédients, liqueurs et alcools, entre autres. Des mentions de fabrication de vins par des peuples du Dakota, de l’Utah et du Manitoba ont été recensées.
Des usages plus marginaux ont été découverts à travers notre lecture sur le sujet, comme la conception d’outils et d’instruments. Le bois était utilisé pour faire des arcs et des flèches, notamment par les Cheyennes. Les Crows en faisaient des tuteurs pour leurs tipis. On pouvait aussi en faire des pipes. Enfin, on pouvait utiliser l’écorce et les branches pour faire des paniers! Le cerisier de Virginie est aussi connu pour son potentiel teinturier. Plusieurs couleurs peuvent en être extraites : les feuilles, fruits immatures et écorce interne produisent du vert, et le fruit mûr produit une teinture rougeâtre qui tire sur le mauve. Les Shuswap mélangeaient le fruit à de la graisse d’ours pour en faire une peinture.
Et chez nous ?
Il va sans dire que le cerisier à grappes est bien connu des Mi’gmaq des provinces maritimes et de la Gaspésie. Pour ces derniers, les cerises de Virginie portent le nom de poqwa’lamgewei (poqwa’lat voulant dire « j’ai la gorge sèche »); les Mi’gmaq de la NouvelleÉcosse les nomment plutôt luimanaqsi ou elwimanaqsi. Les usages médicinaux sont assez similaires à ceux des nations nommées plus haut : des tisanes et des sirops pour la toux sont concoctés à partir des fruits et de l’écorce. Les baies auraient aussi été utilisées dans la cuisine du pemmican pour plusieurs familles. Le cerisier est relevé parmi les plantes importantes à conserver pour des fins médicinales ou culinaires dans un rapport stratégique de Listuguj.
En ce qui a trait aux usages récents du cerisier à grappes par les non-Autochtones gaspésiens, la cueillette des fruits au cours du mois d’août est une activité bien documentée par les familles d’ici. On les mange crus, parfois saupoudrés de sel ou marinés toute une nuit dans l’eau salée pour diminuer ses effets astringents. Les Paspéyas ont même un nom « bien d’adon » pour ces cerises : « étranglas »! Ailleurs au Québec, le surnom « étrangle » a aussi été relevé, tout comme « cisagrappe ».
Une cueillette planifiée de la ressource en vue de sa commercialisation n’a jamais été mise en branle. Toutefois, certaines compagnies transforment l’« étrangla » pour en faire des vins ou des liqueurs. En Gaspésie, John Forest, de l’entreprise Hydromel Forest – Rucher des Framboisiers de Maria, a déjà produit un hydromel de cerises à grappes. Le gin Herbes Folles de la distillerie La Société Secrète contient également des cerises. Autrement, dans nos chaumières, l’« étrangla » trouve sa pertinence dans la concoction de nectars, gelées, sauces, et confitures, dans lesquelles il ne nous fait pas faire de grimace… tout en évitant de nous empoisonner.

Le cerisier de Virginie (Prunus virginiana), qui produit des drupes qu’on appelle parfois cerises à grappes, cerises sauvages, chokecherries, ou poqwa’lamgewei en mi’gmaq. Photo : iStock

La grange aux « étranglas ». Cyanotype tonifié aux cerises de Virginie. Photo : Camillia Buenestado Pilon


