Un pays de rivières
Carleton-sur-Mer | Voilà juin qui frappe à notre porte. Bientôt, nous verrons déferler sur la route des visiteurs de toutes provenances qui partiront à la découverte de notre coin de pays. Il y a plus de 150 ans, c’est par la mer que la Gaspésie s’ouvre à un tourisme d’élite, la bourgeoisie anglophone désirant s’éloigner des villes au profit de lieux paisibles, loin de la pollution et des bruits incessants des manufactures de toutes sortes.
Juin provoque donc l’avènement dans la péninsule de représentants de l’aristocratie britannique ou encore de la bourgeoisie canadienne et américaine. Les Canadiens-français, eux, s’affairent à se forger une existence. Ces premiers visiteurs s’amènent dans la péninsule en empruntant, d’abord, des navires à vapeur, puis ensuite le cheval de fer qui met une éternité à s’étendre à toute la région. On le retrouve à Carleton en 1895, à Paspébiac en 1902, à Gaspé en 1911…
La pêche sportive au saumon devient un passe-temps convoité par cette clientèle fortunée. Les Micmacs, connaissant et ayant nommé chaque rivière du Gespe’gewa’gi, observent ces Blancs qui s’approprient les rivières avec l’aide du gouvernement. Les rivières Sainte-Anne, York, Dartmouth, Cascapédia, Matapédia et Ristigouche deviennent des lieux prisés, les plus gros saumons y étant capturés. Des clubs et des camps de pêche luxueux apparaissent dans le paysage, édifiant ainsi tel un monolithe le club sélect de la pêche sportive au saumon. Ne pêche pas le saumon qui le veut!
Des noms et des titres
Les illustres visiteurs ont des noms et des statuts. Ils s’appellent Jefferson Davis, président des États confédérés pendant la guerre de Sécession, et Chester Arthur, un ex-président des États-Unis. Ou encore on les connaît sous les noms de Lord Dufferin, marquis de Lorne, marquis de Landsdowne, lord Stanley et le comte de Minto, tous des gouverneurs généraux du Canada attirés par les rivières à saumon de cette Gaspésie pittoresque et pluriculturelle. De grands hôtels et des villas estivales s’imposent dans le décor afin de satisfaire ces estivants.
John Sutherland Campbell, connu comme gouverneur général du Canada de 1878 à 1883 sous le nom du marquis de Lorne, découvre les méandres de la rivière Cascapédia en 1879. Tout au long de son mandat, il ne manque pas un seul été en Gaspésie. En 1880, pour satisfaire son confort, il fait construire en pièces détachées un magnifique camp de pêche, transporté par navire d’Ottawa jusqu’à l’embouchure de la rivière Cascapédia! Renommé Lorne Cottage en 1883, ce camp existe encore de nos jours. Le marquis de Lorne ne fréquente pas n’importe qui! Il a pour épouse la princesse Louise, fille de la reine Victoria, qui règne comme souveraine de la Grande-Bretagne de 1837 à 1901. Pour être dans les bonnes grâces de sa belle-maman, Lorne lui fait parvenir du saumon provenant de la Cascapédia, le poisson étant transporté vers l’Angleterre sur un lit de glace et de neige à bord d’un vapeur!
Révoltant!
Plus le 20e siècle avance, plus on constate les tensions et les conflits causés par le saumon entre les pêcheurs sportifs et les pêcheurs commerciaux. En 1932, Jos B. Alain, pêcheur de saumon de Carleton, écrira au ministre fédéral des Pêches Alfred Duranleau: «Nous, nous sommes étroitement surveillés par des gardes-pêche; eux, on les laisse complètement libres d’observer la loi à leur guise. Nous, nous pêchons par besoin, alors qu’eux ne pêchent que par plaisir […]. C’est révoltant M. le Ministre ».
En 1971, après des décennies de luttes, le gouvernement du Québec impose un moratoire aux pêcheurs commerciaux au saumon, les empêchant ainsi de poursuivre cette pêche perpétuée de père en fils. Quant aux pêcheurs sportifs, ils ont continué la tradition, le gouvernement forçant toutefois la démocratisation de cette activité.
De nos jours, la pêche sur les rivières n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a déjà été, ce qui nous force à revoir l’utilisation de ces joyaux collectifs.