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17 novembre 2022 10 h 03

CHÂTEAU DUBUC (1916-2022) : Une toute nouvelle épave au fond de la mer

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CHANDLER | Le Château Dubuc n’est plus. C’était pourtant la chronique d’une mort annoncée : depuis les dernières années, tous étaient d’avis que ce bâtiment exceptionnel – un des plus anciens de Chandler – était en péril de par l’accélération des changements climatiques. C’est donc la tempête tropicale (!) Fiona qui aura vaincu le noble et élégant bâtiment de style Prairie School, inspiré des résidences côtières américaines. Il était l’un des rares exemples sur le territoire du Québec, un bâtiment patrimonial insoupçonné aux qualités architecturales rares dans l’Est du Canada. Pendant plus de 100 ans, ce bâtiment n’ayant aucun élément comparable dans le Répertoire du patrimoine culturel du Québec aura trôné sur la plage de ce coin de Gaspésie. Dans un environnement au fort potentiel touristique, il aurait bonifié sans l’ombre d’un doute ce secteur déjà historique et culturel. Il appartient maintenant à l’histoire.

Ce funeste épisode est une responsabilité partagée. Le but de cette chronique n’est certainement pas de vouloir trouver un coupable. Ni de revenir sur les modalités techniques qui auraient permis de sauver l’édifice. Il s’agit plutôt de vouloir mettre en lumière l’importance du patrimoine historique pour nos communautés, pour notre région que nous qualifions à tout vent de région touristique. Or, le développement touristique repose sur un certain nombre de facteurs fondamentaux : culture, histoire, nature et ce, par le maintien d’infrastructures de qualité… Nous rivalisons avec le monde entier. Nous n’avons pas le luxe de perdre des bâtiments aussi importants. Des bâtiments qui doivent être restaurés et mis en valeur, qui plus est.

Ironie de l’histoire, on attribue à Julien-Édouard-Alfred Dubuc et à son épouse Anne-Marie Palardy d’avoir favorisé le développement touristique en Gaspésie au tout début du XXe siècle, grâce à tous les invités de marque qu’ils ont reçu dans leur villa de bord de mer. Nous pensons notamment aux propriétaires de journaux américains, aux amis issus du milieu culturel, aux prélats de l’Église, aux industriels et commerçants américains et européens qui vinrent au Château par chemin de fer, alors même que la route ceinturant aujourd’hui la péninsule n’existait pas; elle fut inaugurée en 1929. Par cet achalandage international, dans cet environnement exceptionnel – non loin du célèbre rocher Percé – les Dubuc plantèrent un important jalon dans l’instauration de l’industrie touristique de la Gaspésie.


Ironie de l’histoire, on attribue à Julien-Édouard-Alfred Dubuc et à son épouse Anne-Marie Palardy d’avoir favorisé le développement touristique en Gaspésie au tout début du XXe siècle. Photo : Jean-Philippe Thibault

Retour sur une époque

Né à l’ère victorienne, Alfred Dubuc est parvenu à constituer un empire économique international qui fonctionnait en français, dans le nord d’un continent où, faut-il le rappeler, l’anglais constituait de manière implacable la langue universelle.

Homme de talent, Dubuc se retrouve à la tête de la Compagnie de pulpe de Chicoutimi dès l’âge de 25 ans. Rapidement, l’entreprise prend de l’expansion. Des succursales voient le jour à Val-Jalbert, Port-Alfred et Chandler. Or, le Roi de la Pulpe comme on le surnomme alors, a également d’autres champs d’intérêts. Ses investissements dans les secteurs de l’énergie et de la téléphonie en témoignent tout comme sa longue carrière à la Chambre des Communes (1925 à 1945) ainsi qu’à la mairie de Chicoutimi (1932 à 1936).

Défenseur de l’émancipation économique des Canadiens français, ce chevalier de l’Ordre de Saint-Grégoire-le-Grand va provoquer une véritable Révolution tranquille à son arrivée à Chandler en 1915 en ne nommant que des Canadiens français aux postes de cadres. Précurseur à bien des égards, Alfred Dubuc apporte la « Révolution industrielle » jusqu’en Gaspésie à travers son usine de pâtes et papiers.

Telles les dames du XVIIIe siècle qui tenaient salon, Anne- Marie Palardy a animé une société importante dans ce manoir en bord de mer. Elle fait figure de témoin privilégié de l’entrée du Québec dans la modernité. Les nombreux écrits qu’elle nous a laissés permettent de porter un regard neuf sur une période importante. Ces écrits, en grande partie conservés par Bibliothèque et Archives nationales du Québec, traduisent un tiraillement entre le passé et l’avenir.

On a peine à imaginer l’importance de ces gens pour le développement de notre région. Les avoir mieux connus aurait-il permis de mieux mettre en lumière le château pour ainsi favoriser sa protection et sa sauvegarde? Comme l’anticipe Jean-Marie Fallu, président de Patrimoine Gaspésie, ce bâtiment « devenu une épave […] risque de devenir un objet de déshonneur ». Faut-il craindre alors pour l’image touristique de notre région? Chose certaine, il faudra éviter de multiplier de tels exemples. Constructif, M. Fallu a formulé à la précédente ministre de la Culture, Nathalie Roy « une demande de créer un fonds d’urgence en patrimoine permettant d’intervenir promptement dans des situations inattendues liées aux changements climatiques ». C’est là une piste de solution qui devrait tous nous mobiliser. Les propriétaires d’édifices patrimoniaux – tel le docteur Michel St-Pierre, dans le cas qui nous concerne – devraient bénéficier d’un soutien public, car ultimement, ces bâtiments sont des biens collectifs qui façonnent le territoire que nous habitons et sont entretenus par des gens courageux qui consacrent parfois une partie de leur vie et de leurs économies à maintenir et à mettre en valeur notre patrimoine historique.

« Éviter l’érosion des berges ainsi que l’érosion de la mémoire collective », déclarait en entrevue à Radio-Canada mon confrère Pascal Alain. Dans Curiosités de la pointe de la Gaspésie, son plus récent ouvrage paru il y a quelques semaines, il immortalise le Château Dubuc, tout au plus quelques semaines à la suite de sa disparition. En fin de compte, il importe que cet épisode nous fasse prendre conscience des défis à venir et de l’importance du patrimoine bâti pour le développement de notre Gaspésie.