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4 février 2016 16 h 00

DE QUEL BOIS VOUS CHAUFFEZ-VOUS?

GASPÉ, 4 février 2016 – Dans la région, couper son bois de chauffage n’est pas seulement un besoin, mais aussi un mode de vie pour bien des Gaspésiens. Les gens d’affaires qui en font un commerce déclaré se comptent sur les doigts d’une main. Plus de la moitié se trafique au noir. Alors que la demande augmente, les Gaspésiens se mettront-ils en règle?

« Un mode de vie »

Louis Thibault, de Gaspé, coupe ses cinq cordes par an sur sa terre à bois, à Douglastown. C’est loin d’être une corvée pour lui. « C’est un passe-temps, une activité pour me tenir en forme. J’oserais dire que c’est un mode de vie. »

M. Thibault passe 50 heures par année à préparer son bois. « Si on comptait mon temps et mes dépenses, probablement que je ne sauve pas d’argent. » Cet optométriste pourrait acheter son bois et pratiquer sa profession 50 heures de plus. « Ce serait plus rentable, convient-il. Mais est-ce que ça m’intéresse? Non! […] Quand tu mets ta bûche dans le poêle, tu l’as manipulée sept fois. Il y a de la fierté. »

Une chose est sûre : M. Thibault économise par rapport au chauffage à l’électricité.

Économiser 500 $ par an

Se chauffer au bois coûte 38 % moins cher qu’à l’électricité. L’analyste en énergie Jean-François Blain a fait le calcul pour une maison unifamiliale moyenne chauffée de fin octobre à fin avril. Résultat : une économie de plus de 500 $.

Électricité : 1333 $
Bois : 824 $
Gaz naturel : 1114 $
Mazout : 1246 $ (prix à la fin janvier)

Le calcul de M. Blain est basé sur une corde à 297 $, soit 40 $ à 50 $ de plus que les prix en Gaspésie. Attention, « le chauffage au bois n’est pas autonome » contrairement aux autres sources de chaleur, rappelle l’analyste. C’est beaucoup de travail. Il faut recevoir ton bois, le corder, l’abriter, le refendre pour faire du bois d’allumage, ramasser les miettes, se débarrasser des cendres… »

Il faut donc y mettre de l’huile de bras. M. Thibault démarre son poêle au lever, revient l’alimenter le midi et le bourre avant d’aller dormir.

Une production coûteuse en main-d’œuvre

Roberto Boulay, un homme d’affaires de L’Anse-à-Valleau, coupe surtout du résineux destiné aux scieries. Il vend aussi 1000 cordes de bois franc par an pour le chauffage. « J’ai toujours fait un peu de bois de chauffage. Mais vers 2002-2003, pendant la crise forestière, on avait beaucoup de billots et on n’arrivait pas à les vendre. On s’est mis à faire plus de bois de chauffage pour payer les employés et les frais. »

Le bois de chauffage compte pour le tiers des revenus des Forestiers Boulay. En main-d’œuvre, c’est davantage. M. Boulay a beau avoir un processeur, il lui faut trois employés. Un qui tronçonne les billots. Un second qui aligne les bûches dans la fendeuse. Un troisième pour corder le bois dans le camion au bout du convoyeur. De quoi ronger les profits. « Si on ne faisait pas de billots [de résineux], on ne ferait pas de bois de chauffage, lance M. Boulay. Mais [le bois franc] est là, je ne suis pas pour le laisser là. »

Demande en hausse

À Bonaventure, Martin Poirier vend du bois de chauffage depuis 22 ans. De 150 $ la corde à cette époque, il atteint 255 $ aujourd’hui. « La demande a augmenté, note-t-il. Beaucoup de personnes en faisaient sur leur terre et en vendaient un peu. Ils vieillissent et arrêtent d’en couper. Le monde se tourne vers le commercial. »

À sa connaissance, M. Poirier est le seul à vendre du bois de chauffage de manière commerciale et officielle dans la Baie-des-Chaleurs. Pourquoi, puisque la demande croît? Parce que s’équiper de zéro coûte cher : 200 000 $, estime M. Poirier. Lui-même a gagné son pain comme contremaître pendant 15 ans pour financer son à-côté de bois de chauffage.

Plus de la moitié au marché noir

Couper du bois de chauffage pour soi-même sur son lot est tout à fait légal. En vendre en petite quantité l’est aussi, en autant qu’on déclare ses gains à l’impôt et à l’assurance-emploi. À partir de 30 000 $ de gains – environ 120 cordes – il faut en plus facturer les taxes à ses clients.
Le problème : ces règles simples sont peu suivies. Un observateur du monde forestier gaspésien, bien au fait des pratiques, a accepté de décrire la situation à condition qu’on ne le nomme pas. « On ne veut pas être pointés du doigt par du monde qui en arrache pour vivre », dit-il.

« J’estime qu’au moins 50 % à 60 % du volume est vendu au noir, indique notre observateur. Même ceux qui sont officiellement dans le domaine, ils en vendent au noir et sans facture, pour des raisons évidentes d’échapper à l’impôt [NDLR : notre interlocuteur ne visait pas les entreprises citées dans notre texte]. Quelqu’un qui veut en faire légalement ferait face à cette concurrence. »

« Si tout ça devenait légal, les prix augmenteraient de 30 % à 40 %. Ça deviendrait presque impossible à rentabiliser », juge notre observateur.

L’argent comptant sert à payer des employés sous la table. La Gaspésie perd-elle des opportunités d’emploi déclaré? « Oui, c’est sûr. Mais quand tu as goûté à ça, du cash et du chômage qui rentrent en même temps, tu n’es pas intéressé à faire plus de semaines [déclarées].»

Montrer patte blanche

Un jeune couple de Douglastown, Joannie Cyr et Philippe Molaison, fait le pari de vendre du bois de chauffage en montrant patte blanche. En 2015, M. Molaison a traité 500 cordes de bois de chauffage. Ses outils : une tronçonneuse, une fendeuse domestique et une remorque attachée à sa camionnette. « Il a fait un travail de bras qui équivaut à trois ou quatre machines », dit Mme Cyr.

Ces machines, Bois de chauffage Philippe Molaison s’apprête à les acheter grâce à l’apport d’un partenaire financier. Un processeur industriel, deux chargeuses et  camion six-roues allégeront sa tâche. Il projette de vendre 1000 cordes en 2016.

Mme Cyr et M. Molaison en ont long à dire sur le commerce au noir du bois de chauffage, qui leur nuit, disent-ils. « Je vends ma corde 255 $. Les gens font le saut mais c’est 221 $ [sans les taxes]. Si tout le monde facturait les taxes, ce serait une compétition honnête », dit Mme Cyr.
Les acheteurs ont leur part de responsabilité. Mme Cyr doit souvent insister pour déclarer la transaction. « Plein de gens s’essaient. Ils me disent : « pas besoin de factures, on va sauver ça ».»

Seulement dans la MRC Côte-de-Gaspé, Mme Cyr estime qu’il se consomme entre 3 M$ et 5 M$ de bois de chauffage par an. Selon elle, la vente au noir prive la région d’occasions de développement. « Si le gouvernement faisait plus de check-ups, ça ferait plus d’opportunités de création d’entreprises et d’emplois. »

70 000 m³ coupés par an

En Gaspésie, il se coupe environ 70 000 m³ de bois de chauffage par an, selon les recherches de GRAFFICI.CA.

Environ 3300 propriétaires de boisés privés en coupent un total de 58 000 m³ par an, rapporte un sondage de la Fédération des producteurs forestiers du Québec.

Un plus petit nombre récolte son bois de chauffage en forêt publique. En 2015, le ministère des Forêts a attribué 884 permis domestiques pour un volume total de 10 362 m³. Cette quantité se situe dans la moyenne des sept dernières années.

Un seul permis commercial a été accordé en 2015 pour 2000 m³. Il y avait 12 de ces permis 2006 mais pour un volume total à peine supérieur,  soit 2625 m³.

En Gaspésie, le bois de chauffage est mis en marché librement. La  plupart des autres essences sont soumises à un plan conjoint qui fixe les prix.

Dans la région, 15 % des ménages utilisent le bois comme source principale de chauffage, selon Statistique Canada. Cette proportion grimpe à 17 % si l’on inclut le chauffage d’appoint.

Une corde, c’est quoi?
Dans son texte, GRAFFICI.CA utilise la mesure de corde de 4 pieds de haut, 24 pieds de long et 16 pouces de profondeur.