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15 septembre 2021 19 h 56

Des forêts anciennes sauvées in extremis, mais pour combien de temps ?

Gilles Gagné

Journaliste

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Il existe en Gaspésie un répertoire de 11 forêts anciennes, 5 forêts rares et 8 forêts refuges. Ce sont des endroits protégés de toute exploitation forestière par l’industrie. En région, y a-t-il davantage de ces endroits renfermant souvent des arbres vieux de plusieurs centaines d’années, mesurant parfois deux mètres de diamètre à la base, à proximité desquels poussent des plantes rares, parfois uniques? La réponse est oui. GRAFFICI a visité quelques endroits protégés, d’autres non protégés, mais dont les caractéristiques suggèrent une forme de protection. C’est du moins l’opinion des gens qui fréquentent ces forêts et qui les aiment. C’est le cas d’un groupe de la MRC du Rocher-Percé tentant de mettre un frein à l’exploitation forestière dans la ZEC des Anses, minimalement dans l’attente que ce secteur soit caractérisé sur le plan biologique. D’abord prisées pour la pêche et la chasse, les ZEC ne sont pas des territoires protégés.

CHANDLER | « N’eut été de la présence d’esprit de Douglas Murphy, directeur de la ZEC des Anses, la coupe serait déjà amorcée et la région aurait perdu des secteurs exceptionnels de forêt ancienne. »

Résidant à Chandler, Denis Michaud, un agent de protection de la faune à la retraite, fait ainsi référence à une conversation tenue au début d’août 2020 avec M. Murphy. Ce dernier venait d’apprendre qu’une partie importante de la zone d’exploitation contrôlée (ZEC) qu’il dirige, soit 210 hectares, l’équivalent de 2,1 kilomètres carrés, serait exploitée à compter de la fin du printemps 2021 afin d’en soutirer la matière ligneuse et l’acheminer vers une ou des usines.

Denis Michaud a subi un choc en parlant avec le directeur de la ZEC. Il connaît le secteur visé par les coupes forestières depuis plus de 40 ans, dont 38 en tant qu’agent de protection de la faune et 5 de plus comme amant de la forêt.

« Douglas connaît aussi ce secteur de forêts anciennes. S’en est suivie la demande d’accès à l’information, le 10 août 2020, et le 10 septembre, la lettre à la Ville de Chandler pour les informer [les élus] de la situation. Par la suite, j’ai fait la même démarche à la MRC du Rocher-Percé », raconte M. Michaud.

À cause des spectaculaires thuyas certes, mais aussi en raison d’impressionnants merisiers et érables, d’un réseau d’étangs, de ruisseaux et de lacs alimentant une flore diversifiée, il avait d’emblée la conviction qu’il ne mobilisait pas le secteur municipal pour rien. Au fil des ans, il avait découvert ce joyau, dit-il, parallèlement à son travail anti-braconnage.

Pendant que les élus locaux demandaient des précisions au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP), Denis Michaud a vu une douzaine de citoyens de la MRC du Rocher-Percé créer avec lui un groupe visant à sensibiliser le plus de monde possible à la nécessité de protéger la ZEC des Anses. Ce groupe est souvent désigné comme Solidarité Gaspésie, secteur Rocher-Percé.

Il convenait dès l’automne 2020 de documenter ce qu’on retrouve dans le secteur forestier susceptible de faire l’objet de coupes, de même que sur les 162 autres kilomètres carrés de la ZEC.

Côté documentation, Denis Michaud s’est rendu dans ce secteur une bonne quarantaine de fois depuis février, parfois accompagné de petits groupes, dont deux contingents scientifiques du ministère de l’Environnement, afin de sensibiliser d’autres personnes à cet écosystème.

« La faune et la flore m’ont toujours intéressé; la fragilité des écosystèmes, la biodiversité, le cycle de l’eau me fascinent. Concernant la flore sauvage, l’aster d’Anticosti [une fleur très rare] m’intriguait beaucoup. L’application réglementaire de la protection de cet aster faisait partie de mon travail dans la réserve écologique de la Grande-Rivière. Depuis ma retraite, je marche le long des rivières, surtout Grand Pabos et Grand Pabos Ouest, et je photographie les plantes sauvages. Je ne suis pas un expert, mais je suis conscient de la chance que nous avons présentement dans notre arrière-pays d’avoir une forêt qui n’a pas été modifiée d’une façon dramatique par le passé. J’ai consulté de la documentation sur les espèces menacées et vulnérables. Je sais que les forêts anciennes abritent des orchidées rares », décrit Denis Michaud.

Depuis l’été 2020, c’est donc l’urgence qui bouscule ses pensées, une urgence située à 15 minutes du centre-ville de Chandler!

« La caractérisation de la zone où était prévue la coupe forestière n’avait pas été faite. Je suis persuadé que la construction des routes forestières aurait débuté et la coupe aurait été réalisée sans l’évaluation de ce secteur. On s’est fait dire qu’il n’y avait pas de forêts anciennes dans le secteur visé pour l’exploitation », déplore Denis Michaud.

GRAFFICI a accompagné M. Michaud et l’enseignant Pierre- Luc Arsenault sur la ZEC des Anses le 17 août. Une quinzaine de minutes de marche suffisent à partir du lac des Sept-Îles, lui-même situé à un quart d’heure de route du centre-ville de Chandler, pour voir des thuyas occidentaux multi centenaires. Communément appelés cèdres, ces arbres gigantesques, dont le tronc approche et parfois dépasse un mètre de diamètre à cet endroit, reviennent par tales, ou cédrières, sur des kilomètres.

Muni de son téléphone, M. Michaud consulte en continu les cartes forestières montrant les zones ciblées pour la récolte. Plusieurs cédrières se trouvent au beau milieu de ces zones.

« Il est clair que certains secteurs n’ont jamais été exploités dans cette zone de coupe. Pourquoi les raser? » demande-t-il, sous l’impression que la direction du MFFP a « essayé de nous en passer une vite ».

Il y a plus. « Je dis ça parce que le ministère aurait dû penser que d’autres Forêts anciennes se trouvaient dans l’arrière-pays de Chandler, considérant la présence de la Forêt ancienne de la rivière du Grand Pabos. »

Denis Michaud affirme qu’au-delà des forêts anciennes, c’est tout l’écosystème hydrique qu’il faut évaluer, ce qui n’est pas acquis, selon lui. Quand il marche dans ces forêts, il arrête régulièrement pour photographier les plantes et les sources d’eau.

« Je pense à ce plateau de 300 mètres d’altitude, situé juste au nord du lac des Sept-Îles, où il y a d’autres thuyas géants, dont un tronc mesuré à 1,24 mètre de diamètre. C’est un arbre qui est vieux de 600-650 ans, peut-être plus. Ce plateau est d’une grande fragilité sur le plan hydrique. Si on coupe la forêt, et c’était prévu dans le plan du ministère, on risque d’assécher plusieurs secteurs, et c’est tout l’écosystème qui sera modifié en permanence », explique-t-il.

« Comment autoriser une coupe sur un territoire non caractérisé? Ça ne me rentre pas dans la tête. C’est une forêt exceptionnelle. Il y aurait un potentiel incroyable d’éducation avec les jeunes et on pourrait créer un réseau de sentiers qui rapporterait plus à long terme que la coupe forestière », renchérit Pierre-Luc Arsenault, qui a sensibilisé ses enfants aux richesses de la ZEC des Anses.

L’enseignant croit que les coupes à blanc, sans égard à la complexité de l’écosystème ambiant, ont significativement appauvri la forêt gaspésienne.

« C’est pauvre parce que c’est exploité depuis 100 ans. Regarde ce qui arrive aux caribous en Gaspésie [il en reste 40]. C’est un aveu d’échec retentissant. On en est rendu à mettre les caribous dans des enclos. Si tu es rendu là, c’est parce que ça n’a pas bien été », tranche M. Arsenault.

L’opinion d’un expert à la rescousse

Denis Michaud et Pierre-Luc Arsenault recoupent en bien des points les observations d’Yvan Gagnon, ingénieur forestier et professeur de foresterie au Cégep de la Gaspésie et des Îles. Il compte 30 ans d’expérience dans le domaine.

« Quand on regarde les chiffres, au niveau forestier, on a perdu 20 % du volume historique de matière, pour une superficie donnée, en tenant compte de l’inventaire des années 1980. Au Québec, les forêts sont moins fertiles parce que les sols sont moins fertiles; ils se sont appauvris », assure Yvan Gagnon.

L’enseignant au collégial est aussi catégorique au sujet du caribou. « La disparition du caribou forestier en Gaspésie est liée à la disparition des forêts anciennes; il a un habitat directement lié à la forêt ancienne. »

M. Gagnon favorise sans équivoque la protection de ces vieilles forêts. « C’est super important, des forêts peu perturbées, particulièrement [peu perturbées] par l’homme, la première raison étant la préservation de la biodiversité; c’est là où on retrouve le maximum de diversité au niveau du vivant. En plus du caribou, il y a d’autres espèces qui en profitent, comme des petits mammifères, des insectes, des bactéries. Il y a bien des espèces pas identifiées et qui sont présentes dans ces forêts non perturbées. On connaît aussi l’importance de la forêt face aux changements climatiques : chaque fois qu’on perd une espèce, on perd un maillon dans la chaîne, ce qu’on appelle la chaîne trophique [chaîne de nourriture]. On parle à ce moment de la résistance des écosystèmes. Plus la chaîne trophique est protégée, mieux l’écosystème s’adapte aux changements climatiques », ajoute M. Gagnon.

C’est toutefois l’acquisition des connaissances qui constitue l’élément le plus percutant en faveur de la protection des forêts anciennes.

« Notre connaissance de ces écosystèmes est limitée. On connaît encore mal les interactions entre les espèces de ces écosystèmes. C’est un puits de connaissances qu’il nous reste à acquérir, et s’ils disparaissent, nous n’aurons jamais la chance de développer ces connaissances », affirme-t-il.

Les forêts anciennes constituent également d’importants puits de carbone, un élément primordial pour contrer les changements climatiques, par le biais de la séquestration de CO2, même si certains grands arbres tombent.

« Quand un grand arbre pourrit, il y a dégagement de carbone, en raison de l’action des champignons et des bactéries, mais ce qui est important, c’est qu’il y a beaucoup de carbone stocké dans le sol, une quantité beaucoup plus importante que le carbone stocké dans la partie visible des arbres. C’est pour ça que, dans les coupes à blanc, on dégage plus de carbone. Une forêt mature est arrivée à l’équilibre entre la mortalité des arbres et le renouvellement de la forêt. C’est un autre élément qui nous incite à la protéger », conclut Yvan Gagnon.


Dans la ZEC des Anses, le nombre de thuyas occidentaux de grande taille est élevé; il y en a plusieurs centaines. Ces arbres multi centenaires sont regroupés en plusieurs cédrières réparties sur le territoire de la zone d’exploitation contrôlée. D’énormes érables et merisiers, aussi appelés bouleaux jaunes, peuplent ces forêts. De grandes parties de ces forêts n’ont manifestement jamais été exploitées, selon Pierre-Luc Arsenault et Denis Michaud (de gauche à droite). Photo : Gilles Gagné

Une partie de la ZEC des Anses sera tout de même exploitée

Marc Lauzon, directeur régional du MFFP, précise qu’une partie de la ZEC des Anses, où une coupe de bois devait avoir lieu cette année, sera protégée.

Toutefois, il y aura éventuellement une récolte dans certains secteurs, prévient-il. Il rappelle que les ZEC, comme les réserves fauniques d’ailleurs, ne sont pas des territoires protégés de prélèvements de matière ligneuse.

« Il s’est bâti une sorte de culture locale comme si la ZEC n’était pas un lieu de récolte. On a de la demande pour un type de récolte », rappelle M. Lauzon.

Il note que lors des consultations portant sur la récolte éventuelle sur la ZEC des Anses, « il n’y a jamais eu de demandes pour exclure des secteurs ».

La première ronde de consultations a eu lieu du 30 septembre au 25 octobre 2018 et sept organismes ou personnes sont intervenus. Aucune intervention n’a été signifiée lors de la ronde de 2019.

Parfois déçu par le silence de certains porte-paroles de la vingtaine d’organismes siégeant sur la Table de gestion intégrée des ressources et du territoire (TGIRT), Denis Michaud n’est pas totalement surpris de voir des projets comme la coupe sur la ZEC des Anses passer dans les mailles du filet. La TGIRT assure un processus de concertation des personnes et organismes concernés par l’aménagement des forêts lors de l’élaboration de « plans d’aménagement forestier », ce qui signifie souvent la récolte de bois.

« On se pose beaucoup de questions quant à la diffusion de l’information concernant les coupes sur l’unité d’aménagement 112-62, qui couvre le secteur de Chandler […]. Le ministère des Forêts a le contrôle du message et il tient les consultations quand il est blindé », analyse M. Michaud.

« La chance qu’on a dans ce dossier, c’est que la ZEC des Anses est située en territoire municipalisé, sur les lots intra municipaux. C’est pour ça que l’intervention de la Ville de Chandler et de la MRC du Rocher-Percé apporte du poids à notre dossier […]. Nous avons réussi à renverser la vapeur, mais pour combien de temps? » s’inquiète-t-il.

Marc Lauzon précise « qu’avec Denis Michaud [le mouvement qu’il a mis sur pied] effectivement, il y a des sites qui méritent une protection ».

Le directeur régional concède que ce mouvement a influencé le MFFP. « Il y a des cédrières très anciennes, un écosystème forestier exceptionnel. Nous n’avons pas vu le rapport final encore. Il y aura des îlots exclus de la récolte, mais pas tous. »

Le rapport dont M. Lauzon parle découlera de deux visites dans la ZEC des Anses réalisées en juin 2021 par des équipes du ministère de l’Environnement. Denis Michaud a accompagné ces équipes en raison de sa connaissance du terrain et des espèces végétales qu’il y a trouvées, notamment le rare calypso bulbeux, une espèce d’orchidée placée sur la liste des espèces susceptibles d’être désignées menacées et vulnérables, comme le cypripède royal.

Il faudra attendre plus tard à l’automne 2021 avant que le rapport soit déposé. « Il n’y aura pas de coupe cette année, et tant qu’on n’aura pas statué sur ce qu’il faut protéger », précise M. Lauzon.

Quand on lui demande pourquoi une caractérisation n’est elle pas systématiquement réalisée avant de couper en terres publiques des secteurs jamais exploités, il répond qu’on « n’avait pas eu de signalement. On fait toujours des inventaires lors de la planification. Si le technicien constate certains éléments, comme des espèces vulnérables ou menacées, c’est signalé, à la direction du patrimoine écologique et une analyse plus fine est réalisée […]. Les cédrières, règle générale, on les contourne, sans créer un statut de protection ».

Denis Michaud est loin d’être rassuré par cette façon de faire. « Si on protège seulement des petites surfaces de cédrières, les arbres seront renversés par les chablis [grands vents]. La caractérisation doit avoir lieu avant les consultations publiques. Sinon, comment le ministère des Forêts peut-il diffuser l’information juste? Je m’inquiète aussi du fait que les coupes planifiées par le ministère débutaient à la limite des terres privées, sans bande protectrice, mais mon inquiétude principale, j’insiste, c’est l’impact des coupes sur le milieu hydrique. De façon réaliste, ça prendra des années à caractériser les secteurs de la ZEC des Anses, incluant le secteur ouest, même s’il a déjà été exploité. Je suis loin d’être assuré que ça se fera. »

En général, un hectare de forêt produit autour de 150 mètres cubes de matière ligneuse destinée à la transformation. Il est permis de déduire que les 210 hectares destinés à la coupe en 2021 auraient généré environ 30 000 mètres cubes de bois. Ce volume n’était pas attribué encore à un ou des industriels, selon Marc Lauzon qui précise que la Gaspésie produit bon an mal autour de 1,5 million de mètres cubes de matière pour les usines.

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