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10 juillet 2023 8 h 33

Dossier 1/3 – Le combat des soeurs Poirier pour qu’un phare puisse retrouver sa mer

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Les Gaspésiens sont chaleureux et résilients. La chose est connue depuis longtemps. Mais résilience ne rime pas nécessairement avec indolence, impuissance et nonchalance. Au fil du temps, plusieurs Gaspésiens se sont tenus debout pour leurs convictions et ont tenu tête à bien plus grands qu'eux. GRAFFICI replonge dans trois histoires qui auront marqué les esprits à leur époque.

L’ANSE-À-VALLEAU | Un beau matin de 1992, Blandine Poirier de L’Anse-à-Valleau est réveillée par le balai lumineux de la tour tétrapode, un phare nouveau genre, qui se trouve devant sa résidence. « J’ai rêvé que le phare était revenu », raconte la femme, aujourd’hui âgée de 83 ans. Ce songe sera le début d’une lutte acharnée pour rapatrier le phare de son village, qui avait été arraché du site de Pointe-à-la-Renommée.

L’histoire commence en 1975, alors que le phare de Pointe-à-la- Renommée est fermé et remplacé par une tour d’acier. Construit en 1907, le phare est laissé à l’abandon et est victime de vandalisme jusqu’en 1977. Cette même année, sans avoir été consultée, la population de L’Anse-à-Valleau s’aperçoit avec consternation que, du jour au lendemain, son phare a disparu. Les gens du village apprennent alors que c’est la Garde côtière canadienne qui l’a retiré de son socle pour le transporter à Québec.

Un phare sur un boulevard

En 1981, la tour patrimoniale est plantée sur le boulevard Champlain à Québec, en face des installations de l’organisme fédéral, en contrebas du Château Frontenac. C’est en prévision des célébrations des grands voiliers de 1984, visant à commémorer le 450e anniversaire de l’arrivée de Jacques Cartier dans ce qui deviendra plus tard le Canada.

Pour Blandine Poirier, l’emplacement du phare au coeur du quartier Petit Champlain à Québec était un non-sens. « Je montais souvent le voir. Un phare à côté d’un boulevard, ça n’avait pas d’allure! » Après s’être fait dérober leur phare, un autre malheur attendait la communauté de L’Anse-à-Valleau : la Poissonnerie Boulay, qui embauchait 120 travailleurs, ferme ses portes en 1983. Puis, en 1993, une autre fatalité s’abat : le moratoire sur la pêche à la morue.

Bougie d’allumage

La disparition du phare, combinée à un haut taux de chômage dans sa communauté, devient une bougie d’allumage pour Blandine Poirier. Avec sa soeur Priscillia et six autres concitoyennes, elle met sur pied, en 1992, le Comité local de développement de L’Anse-à-Valleau. Blandine Poirier en assumera la présidence, Marianne Côté la vice-présidence et Priscillia Poirier le secrétariat. Pour le Comité, une réflexion s’impose : « Le phare s’ennuyait de sa mer », lance Priscillia dans un élan de poésie.

« En 1993, on a visité le site [de Pointe-à-la-Renommée], se souvient Priscillia. Il était plein de déchets. Il fallait faire l’évaluation des projets qu’on pourrait préparer. » Grâce à des subventions, le Comité embauche jusqu’à 25 personnes pour nettoyer le lieu ainsi que pour tracer et aménager des sentiers. Sans ordinateur, Priscillia fait la tenue de livres à la main.

« Mais, on n’était pas propriétaire des terrains, soulève Blandine. Puis, on avait vu, dans la Gazette officielle, que le gouvernement fédéral mettait les terrains à vendre. J’ai dit à notre conseiller municipal que ça nous les prenait parce qu’on travaillait sur des terrains qui n’appartenaient ni à nous ni à la Ville [de Gaspé]. La Ville a déposé une soumission pour acheter les terrains, qui lui ont coûté quelque chose comme 2500 $. »


À force de ténacité et de détermination, les deux soeurs Priscillia et Blandine Poirier ont réussi à rapatrier le phare de Pointe-à-la-Renommée sur son lieu d’origine. Photo : Johanne Fournier

« Ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire »

En 1994, le Comité fait une première démarche afin de rapatrier le phare, qui se solde par une fin de non-recevoir de la part de la Garde côtière, prétextant qu’elle n’a pas les sommes nécessaires pour le retourner sur la pointe gaspésienne. « Mais ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire », lance Priscillia d’un regard qui traduit encore la détermination dont elle et sa soeur ont dû faire preuve.

Peu de temps après, les bénévoles du Comité organisent une fête à L’Anse-à-Valleau visant à souligner le 90e anniversaire de la station Marconi, qui avait été jadis sur le site de Pointeà-la-Renommée. Selon Priscillia, l’objectif était aussi « pour amadouer » les gestionnaires de la Garde côtière. « M. [Pierre F.] Boisvert, le directeur de la Garde côtière à Québec, était venu sur place. On avait préparé une exposition avec des photos qu’on avait rapaillées de partout, où on voyait un phare avec un gros point d’interrogation. Ça l’avait fait rire. »

Armées de ténacité, voire « d’effronteries », les deux soeurs Poirier se rendent à Québec, accompagnées de Marianne Côté, afin de rencontrer Gervais Bouchard, un représentant de la Garde côtière. « On voulait s’assurer des bonnes relations, souligne Priscillia. Ce n’était pas un non catégorique. La Garde côtière continuait de travailler avec nous quand même. » Pour sa soeur, « un non ne veut pas dire jamais ».

Il faut aussi dire que les trois femmes menacent de placarder des pancartes sur « leur phare » à Québec pour réclamer, auprès de la Garde côtière, son retour dans son alma mater. « M. Bouchard nous a dit que, s’il était à notre place, il ne ferait pas ça, raconte Priscillia. Il a dit qu’on allait en parler ensemble et qu’on pouvait essayer d’avoir du financement. »

Cette année-là, il n’est pas surprenant de lire, dans un texte du magazine L’Actualité, sous la plume du journaliste Luc Chartrand : « Si l’Égypte réclame ses momies au British Museum, L’Anse-à-Valleau peut bien en faire autant pour son patrimoine. »

En 1996 et trois refus plus tard, le temps presse pour le Comité, qui s’était donné cinq ans pour faire revenir le phare sur son lieu d’origine. Pour les soeurs Poirier, pas question de baisser les bras. « Il y avait toujours des éléments qui nous donnaient espoir », se souvient Priscillia. « À chaque refus, je disais à Priscillia de réécrire une lettre », renchérit sa soeur.

Coup de théâtre

Toujours en 1996, un coup de théâtre survient : la Garde côtière demande l’approbation de la Ville de Québec, avec à sa tête le maire Jean-Paul L’Allier, de rétrocéder le phare au Comité local de développement de L’Anse-à-Valleau et à la Ville de Gaspé. « Une conseillère municipale de Québec, Lise Cloutier, avait dit que la Garde côtière devait nous donner le phare parce qu’il était à nous autres », se souvient Blandine.

Néanmoins, le Comité local de développement a un problème de taille : il n’a pas d’argent pour assurer le transport du mastodonte. Avec l’insistance de Blandine Poirier, le Conseil régional de concertation et de développement de la Gaspésie accepte de transférer une subvention en fiducie. « On nous disait qu’on n’avait pas le droit de mettre ça en fiducie, raconte Blandine Poirier. Je leur ai dit qu’on n’avait pas le choix parce que le phare s’en venait et que la Garde côtière ne voulait pas payer! »

Le 10 octobre 1997, l’appel d’offres pour le déménagement terrestre du phare est lancé. Trois entrepreneurs soumissionnent. « La première soumission était de 300 000 $, précise Priscillia. On n’avait pas les moyens. La deuxième était plus basse. Puis, on a accepté la troisième, celle de Métro Excavation de Lévis, pour 115 000 $. Ça a coûté plus cher que ça, mais c’est la Garde côtière qui a payé le reste. »

« On était devenues des femmes d’affaires »

Après deux autres visites à Québec, les trois femmes rencontrent à nouveau un représentant de la Garde côtière. « On voulait s’assurer que tout était sous contrôle dans les négociations, précise Priscillia, avec un brin de fierté dans les yeux. On était devenues des femmes d’affaires! »

Par ailleurs, un membre du Comité communique avec le directeur du Musée de la Gaspésie afin qu’il supervise le déroulement du démantèlement du phare. « Le directeur du Musée n’a pas cru bon ou intéressant de se rendre à Québec, se remémore Priscillia, qui ne peut cacher sa déception, même après 25 ans. Il n’y croyait pas, comme 99 % de la population! » Sa soeur ajoute : « Pourtant, c’était un patrimoine qui nous appartenait et qui s’en allait! On voulait montrer à toute la Gaspésie qu’on était capable d’avoir des choses quand on veut. »

Moment émouvant

Les trois femmes sont convoquées le 20 octobre 1997 à 10 h au bureau B-203 de la Garde côtière de Québec pour une réunion visant à préparer le départ du phare, en présence des représentants de l’entreprise Métro Excavation. À 11 h 30, le contrat est officiellement signé. « C’était gros, laisse tomber Priscillia. J’ai trouvé ça tellement émouvant que j’ai dû sortir dehors. » À la sortie des bureaux de la Garde côtière, une horde de journalistes attend les trois femmes qui viennent de gagner une bataille. C’était David contre Goliath. « On a fait plein d’entrevues », se souvient Blandine. Pendant deux jours, les trois Gaspésiennes assistent avec émotion au démontage du phare.

Mais le travail ne s’arrête pas là. Avant que le phare n’arrive à sa destination finale, les ingénieurs recommandent de refaire la base. « Mais, on n’avait pas d’argent, insiste Blandine. J’ai approché le député de Gaspé, Guy Lelièvre. Je lui ai dit que le phare s’en venait et que la base n’était pas faite. Il a appelé le ministre. Je lui ai dit de me le passer. J’ai dit au ministre que ça nous prenait un chèque de 10 000 $ en trois jours. Puis, on l’a eu! » C’est une citoyenne, Dannie Tapp, qui a supervisé les travaux de reconstruction de la base en béton. Plus tard, une fois le phare remonté, la femme insistera, du haut d’une grue, pour installer elle-même la girouette sur le capuchon de la tour.

Victoire de la Gaspésie sur Québec

Le 3 novembre 1997 marque un moment historique. Le phare est parti de Québec tôt le matin. Policiers, pompiers et employés municipaux se préparent à accueillir les deux fardiers qui transportent le phare en trois sections, suivis d’une camionnette avec, à son bord, le précieux prisme de verre soigneusement enveloppé. « On étaient tout excitées, se rappelle Priscillia comme si c’était hier. Aussi, on avait peur qu’il neige parce qu’on l’avait annoncé. »

Mais, l’après-midi venu, la singulière cargaison ne se pointe toujours pas à L’Anse-à-Valleau. Tout à coup, Priscillia reçoit un appel : le phare venait de passer sur le pont de Gaspé. Le transporteur avait décidé, une fois rendu à L’Anse-Pleureuse, de passer par Murdochville.

Donc, après un détour d’environ 150 km, des sirènes retentissent et des gyrophares déchirent enfin la brunante. Autopatrouilles et escortes routières accompagnent le titan qui, après 20 ans d’exil forcé, se profile lentement à l’entrée de L’Anse-à-Valleau, sous les yeux ébahis d’une foule de curieux. C’est jour de fête : le phare voyageur revient à la maison et les citoyens du village retrouvent leur identité. « C’était mission accomplie, lance Blandine Poirier. C’était une victoire de la Gaspésie sur Québec! »


Le phare de Pointe-à-la-Renommée est revenu sur son site d’origine après 20 ans d’absence. Photo : Fournie par le Comité local de développement de L’Anse-à-Valleau

Le travail se poursuit

L’arrivée du sémaphore ne signifie pas pour autant que l’ouvrage est terminé. En 1998, la station Marconi est reconstituée. Ce premier poste côtier de télégraphie sans fil en Amérique du Nord avait été déménagé en 1957 à Rivière-au-Renard. « En rapatriant le phare, c’était aussi très important de mettre en valeur le site, qui était jadis un centre stratégique de communications pendant les deux guerres mondiales », souligne Priscillia.

Cette année-là, le Conseil des monuments et sites du Québec souligne ce geste exemplaire de sauvegarde du patrimoine, en décernant un certificat d’honneur au Comité local de développement de L’Anse-à-Valleau. « Votre détermination a prouvé que la technocratie la plus entêtée ne saurait venir à bout de l’identité d’une communauté », dit la présidente du Conseil des monuments et sites du Québec, France Gagnon-Pratte. « Vous avez su forcer le triste destin de votre phare, vous réappropriant votre patrimoine. » Le Comité local de développement recevra plusieurs autres prix.

Le 7 juin 1998, une grande fête est organisée pour l’inauguration du phare retrouvé, tel le retour du fils prodigue. Quelque 500 personnes participent aux festivités marquant la reconquête d’un patrimoine qui leur avait été subtilisé. Puis en 2001, une réplique respectant l’apparence extérieure de la maison du gardien est construite.

Les divers travaux procurent de l’emploi à des dizaines de travailleurs affectés par le moratoire sur la pêche à la morue. « On n’avait pas de misère à avoir du monde pour travailler, souligne Blandine. Les gens aimaient ça, travailler sur le site. »

Aujourd’hui âgées de 83 et de 84 ans, les deux soeurs Poirier sont demeurées à la tête du Comité local de développement de leur communauté jusqu’en 2021. Au cours de leur engagement qui aura duré 29 ans, elles ont continué inlassablement à développer le site. Il y a deux ans, la bière La Renommée, frappée à l’effigie du phare et brassée par la microbrasserie Le Frontibus de Gaspé, a été lancée. Le pavillon d’accueil situé sur le site abrite aussi une boutique qui regorge de produits du terroir et d’oeuvres conçues par des artisans gaspésiens.

Outre le phare, la station Marconi et la maison du gardien, le lieu comprend la maison des opérateurs ainsi que les fondations du criard à brume et de la forge. Le site propose aussi un réseau de sentiers pédestres pour toute la famille, donnant sur des panoramas exceptionnels. Aujourd’hui, grâce à la détermination de Blandine et de Priscillia Poirier, soutenues par une poignée de Gaspésiennes, le phare de Pointe-à-la-Renommée et ses bâtiments sont un lieu historique et muséal d’exception. « Rêver seul, on ne va pas loin, philosophe Blandine Poirier. Mais, rêver ensemble, on fait de grandes choses. »

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