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8 juillet 2023 16 h 05

Dossier 2/3 – Incinérateur de sols contaminés de Bennett à Belledune

Gilles Gagné

Journaliste

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Les Gaspésiens sont chaleureux et résilients. La chose est connue depuis longtemps. Mais résilience ne rime pas nécessairement avec indolence, impuissance et nonchalance. Au fil du temps, plusieurs Gaspésiens se sont tenus debout pour leurs convictions et ont tenu tête à bien plus grands qu'eux. GRAFFICI replonge dans trois histoires qui auront marqué les esprits à leur époque.

CAPLAN | Il y a 20 ans, donc en juillet 2003, le projet d’une compagnie ontarienne, Bennett Environmental, voulant bâtir un incinérateur de sols contaminés à Belledune, au Nouveau-Brunswick, déclenchait une mobilisation qui allait souder comme jamais des groupes citoyens des deux côtés de la baie des Chaleurs.

Du côté gaspésien, trois citoyens ont rapidement réagi au projet de la firme Bennett, c’est-à-dire Michel Goudreau, de Pointe-à-la-Croix, Geneviève Saint-Hilaire, de New Carlisle, et Luc Potvin, de Caplan.

« J’étais à la Braderie de Bonaventure et une amie, Louise Fugère, m’a accroché pour me dire que Michel Goudreau, qui était proche des gens du Nouveau-Brunswick, allait m’appeler, qu’il se passait quelque chose d’inquiétant et qu’on allait avoir besoin de moi pour les communications », se souvient Geneviève Saint-Hilaire. La Braderie constituait alors une grande fête populaire sur l’avenue de Grand-Pré.

Michel Goudreau, l’un des fondateurs d’Environnement Vert Plus avec Luc Potvin, avait su qu’un projet d’incinérateur émergeait graduellement à Belledune, un village industriel situé à 80 kilomètres de Pointe-à-la-Croix. Belledune est aussi situé juste en face de Caplan.

« J’en avais entendu parler par un journaliste de Campbellton. On m’a demandé si j’étais au courant de ça. On est en juillet 2003, en plein été, et l’assemblée d’information de Bennett est convoquée pour le 24 juillet, exactement comme si la compagnie voulait éviter que le monde s’y rende. À Environnement Vert Plus, on se rencontre à Pointe-à-la-Croix, on prend position tout de suite contre le projet avec l’information qu’on avait. On convoque les gens et à partir de là, ça fait boule de neige », raconte M. Goudreau.

Le contexte

Bennett Environmental voulait initialement importer à Belledune des sols contaminés à la créosote venant du New Jersey afin de les « traiter » dans son éventuel incinérateur. Le projet devait créer 36 emplois. Ce premier mandat devait être suivi par d’autres contrats visant à décontaminer des emplacements pollués aux dioxines et aux furanes, aux BPC (diphényles polychlorés), aux hydrocarbures polychlorés et à d’autres polluants extrêmement toxiques. La capacité initiale du complexe devait s’établir à 200 000 tonnes de sols par an.

Dès le début de 2002, la compagnie avait réussi à convaincre du bien-fondé de son projet les politiciens municipaux et le gouvernement conservateur de Bernard Lord. La notoriété de ce projet n’est pas très élevée à ce moment, mais des fonctionnaires réussissent à atténuer sa portée en obligeant Bennett à réduire sa capacité à 100 000 tonnes par an, et à exclure les BPC des matières à balancer dans l’incinérateur.

Ces fonctionnaires veulent aussi que Bennett se soumette à une étude d’impact environnemental, mais la compagnie, en concédant une diminution de la capacité de traitement du complexe, réussit à négocier un cadeau : elle n’aura pas à passer par l’étude d’impact.


Geneviève Saint-Hilaire, Carmen Saint-Denis, Michel Goudreau et Luc Potvin ont gardé quelques artéfacts de leur engagement citoyen contre Bennett. Photo : Gilles Gagné

Le feu prend, et pas dans l’incinérateur

Lors de l’été 2003, Luc Potvin siège toujours au conseil d’administration d’Environnement Vert Plus. Il est mobilisé et comme le reste de son groupe, il n’arrive pas innocemment à la réunion du 24 juillet, mais quand même avec une certaine ouverture.

« Une femme, Inka Milewski, du Conseil de conservation du Nouveau-Brunswick, arrive à poser des questions. Le modérateur de la réunion, un M. Vienneau de l’administration portuaire, ajourne la session, après 10 questions en tout. Plein de monde voulait encore poser des questions. Le feu aux poudres est mis. À partir de ce soir-là, on fait équipe avec Florian Lévesque [un militant de Balmoral, au Nouveau-Brunswick], Inka, David Coon, aussi du Conseil de conservation du Nouveau-Brunswick, plein de gens avec des compétences scientifiques et environnementales », évoque M. Potvin.

Cette assemblée du 24 juillet 2003 est suivie par une autre réunion le 21 août, organisée par le ministère de la Santé du Nouveau-Brunswick, à l’école de Belledune. Elle est précédée par une manifestation de 300 personnes, surtout des Gaspésiens. Près de 500 personnes participent ensuite à la réunion, dont environ 25 % de gens favorables au projet. Un médecin affirme ne pas s’attendre à un effet mesurable de l’incinérateur sur la santé des gens.

C’est dans cette mouvance que l’opposition décide de se donner un nom; ce sera la Coalition Retour à l’expéditeur, afin que les sols contaminés du New Jersey ne se rendent jamais à Belledune.

En septembre 2003, Bennett Environmental reçoit son permis de construction. Cette autorisation est contestée par le Comité de citoyens de Belledune, qui plaide que l’impact de l’incinérateur sur la valeur de leurs propriétés a été oublié dans l’évaluation du dossier. Les semaines suivantes seront extrêmement actives pour les opposants au projet.

« Les citoyens, les groupes sociaux, les écoles, les artistes, le politique, mais pas tous les politiciens, participent au mouvement. Ça embarque des deux côtés de la baie des Chaleurs. Par exemple, Gaétan Dugas, un ostréiculteur de la Péninsule acadienne, défend la production de nourriture dans la baie », évoque Geneviève Saint-Hilaire.

« Je travaillais à la Table agroalimentaire de la Gaspésie. L’UPA était derrière nous. On a réussi à fédérer un ensemble de forces », signale Luc Potvin.

Michel Goudreau souligne « qu’à peu près toutes les forces étaient pour nous, qu’on pense à l’Opération Pinocchio ». Cette manifestation visait John Bennett et des gens d’affaires du nord du Nouveau-Brunswick, soupçonnés d’avoir menti à propos du projet d’incinérateur.

En octobre 2003, les manifestations s’enfilent les unes derrière les autres : deux à Belledune, dont une rassemblant près de 3000 personnes, de même que d’autres un peu partout en Gaspésie et au Nouveau-Brunswick. Les chefs mi’gmaq Allison Metallic, de Listuguj, et John Martin, de Gesgapegiag, prononcent des discours enflammés qui galvanisent la foule, le 5 octobre à Belledune. Ils réclament une étude d’impact environnemental. Les élèves se mobilisent dans plusieurs cours d’école contre l’incinérateur.

En novembre, une marche réunit Gaspésiens et Néo-Brunswickois des trois groupes linguistiques sur le pont interprovincial J.C. Van Horne. Plus tard le même mois, Paul Connett, un chercheur britannique de réputation internationale travaillant aux États-Unis, donne une conférence à Listuguj. Il qualifie l’étude de la firme-conseil Jacques-Whitford, réalisée pour le compte de Bennett, de « disgrâce scientifique ».

En décembre 2003, « les médecins des deux côtés de la baie prennent position contre le projet d’incinérateur », précise Geneviève Saint- Hilaire. Ce mouvement des médecins coïncide avec la publication d’une étude sur la concentration de plomb des terrains de Belledune, étude menant à la fermeture temporaire de la cour de l’école du village.

Belledune constitue donc déjà un milieu pollué. En 2003, il y a 37 ans qu’une fonderie de plomb y est exploitée. Le secteur du port compte aussi une immense centrale thermique produisant de l’électricité avec du charbon, une usine de fertilisants agricoles et une scierie.

L’appui reçu des artistes locaux et nationaux a souvent servi de catalyseur aux membres de la Coalition Retour à l’expéditeur.

« Dès l’automne 2003, Kevin Parent m’a appelée pour me demander s’il pouvait faire quelque chose pour nous aider. Il est venu marcher sur le pont interprovincial à Pointe-à-la-Croix. Il a présenté un spectacle-bénéfice par la suite [le 31 janvier 2004] avec Bruce Cockburn », se souvient Geneviève Saint-Hilaire.

Ce spectacle présenté à Campbellton permet d’amasser près de 12 000 $, dont une bonne partie a été versée au Comité de citoyens de Belledune, qui s’oppose au projet de Bennett par la voie des tribunaux.

Bennett joue la carte de l’intimidation

John Bennett, président de la firme portant son nom, multiplie les recours et les mises en demeure afin de faire aboutir son projet.

« Il avait envoyé un fax informatif à mon patron comme quoi je travaillais contre Bennett sur mes heures de bureau », se souvient Mme Saint-Hilaire.

Participant discrètement à l’entrevue menée par GRAFFICI, Carmen Saint-Denis, conjointe de Luc Potvin, souligne « qu’on faisait attention pour que Luc n’ait rien à son nom, à cause des poursuites potentielles ».

« On a adopté le principe du co-co-co-co-porte-parole. C’était diffus comme sources d’information. Ça empêchait Bennett de cibler une personne en particulier », précise Geneviève Saint-Hilaire.

« Le seul organisme structuré, c’était Environnement Vert Plus », renchérit Michel Goudreau. Les principaux membres de la coalition sont certains que leurs lignes téléphoniques sont alors surveillées par la Gendarmerie royale du Canada. À quelques reprises en 2004 et en 2005, la GRC a empêché des gens de se rendre à des manifestations, parfois en leur disant que c’était interdit et qu’ils pouvaient être condamnés à la prison à vie en cas d’arrestation.

Les tentatives d’intimidation de John Bennett sont contrecarrées coup sur coup par des appuis supplémentaires conférés aux opposants à l’incinérateur.

« Les Mi’gmaq ont invoqué une dimension légale pour l’eau, sur les effets que pourrait avoir l’incinérateur sur la qualité de l’eau de la baie des Chaleurs, pour la pêche. Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations [du Québec et du Labrador] a aussi été dans le coup. André Bélisle, de l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique, et Daniel Green [de la Société pour vaincre la pollution] ont pris position contre Bennett », rappelle Luc Potvin.

Kevin Parent, Florian Lévesque et lui ont même été invités à l’émission Les Francs-tireurs pour exposer l’enjeu que posait l’incinérateur.

Parallèlement, les actions pour secouer le milieu politique se multiplient, au début de l’hiver 2004. « Je pense à l’Opération bretelles, et je revois encore Pierre-André Bujold expliquer à Nathalie Normandeau [alors députée libérale de Bonaventure à l’Assemblée nationale] pourquoi on lui demande d’être plus proactive dans le dossier Bennett. Il y a aussi eu l’Opération patins, pour demander à Georges Farrah [député libéral à la Chambre des communes] de se positionner clairement. Je suis encore renversée par l’imagination déployée par tous les gens qui nous ont appuyés », souligne Geneviève Saint-Hilaire.

Elle se souvient aussi de quelques moments plus durs, comme lors de l’été 2004, alors que la construction de l’incinérateur va bon train.

« J’étais moins confiante que notre lutte allait fonctionner. J’étais même résignée à l’idée que l’incinérateur allait ouvrir », dit-elle.

« Chaque matin, des dizaines de citoyens de tous les horizons vérifiaient ce qui se passait sur Internet, pour tenter de trouver des failles au projet. J’étais impressionnée de voir cette mobilisation », évoque Mme Saint-Hilaire.

C’est ainsi que des citoyens trouvent en juin 2004 que le Régime de pension du Canada a investi entre 25 et 30 millions de dollars (M$) dans les actions de Bennett. Le mois suivant, Bennett poursuit le Conseil de conservation du Nouveau-Brunswick pour diffamation.


Allison Metallic lors d’un discours livré en grande partie en mi’gmaq, le 5 octobre 2003. Bien des manifestants ne comprennent pas ce qu’il dit, mais en un sens, ils comprennent tout. Ils trouvent un allié majeur. Photo : Gilles Gagné

L’armure craque

L’armure de Bennett Environmental commence à craquer graduellement à compter d’octobre 2004. L’action de la compagnie plonge quand sa direction révèle que le contrat de Federal Creosote au New Jersey est plus petit qu’annoncé. Le public apprendra plus tard que le contrat n’a jamais été signé.

En avril 2005, John Bennett quitte la présidence de la compagnie. En septembre, le gouvernement du Nouveau-Brunswick accepte que Bennett traite de la matière venant des étangs goudronnés de Sydney, en Nouvelle-Écosse, ce qui incite les opposants à manifester de nouveau le 25 septembre, en s’assoyant sur la voie ferrée.

Au début de 2006, le gouvernement du Nouveau-Brunswick fournit des sols contaminés artificiellement afin que Bennett puisse faire des tests d’incinération. Les tests sont réalisés, mais c’est à peu près tout ce que l’incinérateur traitera.

En juin 2006, après une enquête de plusieurs mois de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario, John Bennett est reconnu coupable de délit d’initié. Il avait ainsi vendu ses actions de la compagnie, après avoir fourni de fausses informations sur la valeur du contrat de Federal Creosote, et avant de rendre publique l’information selon laquelle le volume de sols à traiter était nettement exagéré. L’escroc paie une amende 64 000 $. Il continuera d’avoir des ennuis avec la justice.

« Le projet de Belledune était boiteux et il a été emporté par la délinquance de la compagnie. La dimension symbolique de la lutte a été criante. Les trois communautés des deux côtés de la baie des Chaleurs se comprenaient, faisaient des efforts pour parler la langue de l’autre, résume Geneviève Saint-Hilaire. Il faut se rappeler que le mouvement citoyen est à l’avant-garde. Les politiciens sont à la traîne. C’est ça qu’il faut changer aujourd’hui. »

Elle reprend après une courte pause. « Il faut réaliser qu’on a réussi cette mobilisation sans les réseaux sociaux. On passait par les médias. »

« L’histoire prouve que c’était croche dès le départ et que les politiciens ont embarqué là-dedans. Ils voulaient que ça marche, peu importe comment, même si c’était croche », tranche Carmen Saint-Denis.

« John Bennett a fourni sa propre turpitude. Il y a plein de cerveaux qui se sont mobilisés et qui ont trouvé des éléments qui mettraient du plomb dans l’aile du projet. De notre expérience, je retiens cette mobilisation », ajoute Luc Potvin.

« Ce qui m’a le plus déçu, c’est un investissement de 30 M$ du Fonds de pension du Canada. C’était presque une subvention déguisée et tout le monde a payé pour ça », conclut pour sa part Michel Goudreau.

Un escroc, John Bennett? Bien sûr!

Dans toute la saga de Bennett Environmental, son fondateur, John Bennett, a vite été ciblé comme le grand méchant. Force est de constater qu’il s’est surpassé pour donner raison à ceux qui avaient eu du pif au départ.

Le porte-parole de la firme, Claude Carpentier, refusait à l’été 2003, sur ordre de son discret patron, de désigner l’usine comme incinérateur, considérant qu’il n’était pas possible de « brûler des sols ». On « suggérait » donc aux journalistes de l’appeler en anglais « thermal oxidizer », ou oxydeur thermique en français.

Ne cherchez pas oxydeur dans le dictionnaire. Ce mot n’existe pas. Quand il faut inventer des mots pour cacher la vraie désignation d’un projet, ça part croche.

Il est donc normal que John Bennett ait été ciblé pour des vérifications. Les enquêteurs ont trouvé! Ainsi, quand les actionnaires de Bennett Environmental apprennent que le contrat de Federal Creosote fond comme neige au soleil en décembre 2004, ils poursuivent la firme, dont la direction accepte de payer 10 millions de dollars (M$) en indemnités, une somme venant essentiellement des assureurs de Bennett.

John Bennett démissionne de la présidence de sa compagnie en avril 2005. Son équipe aussi se fait pincer. En avril 2008, Richard Stern, un ex-directeur des finances de Bennett Environmental, paie une amende de 550 000 $ à la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario pour avoir donné de faux renseignements quant à la valeur du contrat de Federal Creosote. En juillet 2008, la firme vend l’incinérateur pour 2,9 M$, juste avant de payer une amende de 2,8 M$ aux États-Unis pour conspiration visant à frauder.

John Bennett sera poursuivi en 2009 par la justice américaine pour conspiration et fraude par le biais de pots-de-vin versés aux administrateurs des appels d’offres du projet Federal Creosote afin de connaître les soumissions de ses concurrents. Il sera extradé aux États-Unis en 2014 et il subira son procès en mars 2016. Un jury le trouvera coupable et il devra purger cinq ans de prison.

Lui et ses complices sont aussi condamnés à payer 3,8 M$ d’amendes. Bennett sera libéré en 2019, à 83 ans, par compassion à cause d’un cancer.


Le chanteur Kevin Parent a joint le mouvement anti-Bennett dès les premières semaines, à la fin de l’été 2003. On le voit ici chanter lors d’une manifestation tenue le 16 mai 2004 à Belledune. Photo : Gilles Gagné

TÉMOIGNER 20 ANS PLUS TARD :

Hésitation de la part
de Geneviève Saint-Hilaire

CAPLAN | Avant d’accepter l’offre de GRAFFICI de revenir sur les 20 ans de la lutte contre Bennett, Geneviève Saint-Hilaire a hésité. « On n’a pas fait la même bataille pour la cimenterie de Port-Daniel. J’ai un malaise à commémorer une victoire gaspésienne menée l’autre bord, au Nouveau-Brunswick. Dans le cas de Ciment McInnis, c’est le politique qui nous a joués là-dedans. Il aurait dû y avoir une étude d’impact environnemental. Ça n’a pas levé, au niveau populaire, à cause des emplois. Les gens n’ont pas voulu qu’il y ait une grande lutte à l’intérieur de la Gaspésie et nous sommes retombés dans le piège du modèle de développement régional des gros projets », opine-t-elle.

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