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7 juillet 2023 15 h 53

Dossier 3/3 – Andrew Patterson : l’homme qui a fait plier Transports Québec

Les Gaspésiens sont chaleureux et résilients. La chose est connue depuis longtemps. Mais résilience ne rime pas nécessairement avec indolence, impuissance et nonchalance. Au fil du temps, plusieurs Gaspésiens se sont tenus debout pour leurs convictions et ont tenu tête à bien plus grands qu'eux. GRAFFICI replonge dans trois histoires qui auront marqué les esprits à leur époque.

SUNNY BANK | Andrew Patterson connaît le secteur de Sunny Bank comme le fond de sa poche : il y a habité toute sa vie. En fait, il est né et a été élevé dans la maison familiale construite par son arrière-grand-père en 1767, dans laquelle il demeure encore aujourd’hui.

L’endroit est paisible, situé en retrait du centre-ville de Gaspé sur le long de la rivière York – réputée pour ses saumons – alors que le débit de circulation automobile est modéré, avec un charmant centre communautaire à quelques centaines de mètres plus loin et comme commerce le plus près, la dernière station-service disponible avant de se rendre à Murdochville, de l’autre côté du pont enjambant la rivière York. Un endroit paisible donc … sauf lorsque les fortes pluies s’accumulent.

De mémoire d’homme, aucune inondation notable et significative n’a marqué le secteur de Sunny Bank avant 1952*. Avant cette date, un chemin de terre battue était tracé à même le sol, à sa hauteur naturelle. Il permettait de faire le trajet de Sunny Bank vers le secteur Wakeham – de l’autre côté de la rivière – via un pont couvert. Au printemps, lors des pires crues, la route pouvait devenir impraticable quelques jours, mais sans répercussion sur les résidences de Sunny Bank. La plaine était inondée, sans plus, et l’eau se résorbait dans un délai raisonnable.

Le scénario a cependant commencé à changer à partir de 1952. Pour répondre aux besoins des activités minières qui se développent à Murdochville – plus de 300 maisons sont construites entre 1952 et 1953, année où la ville est officiellement constituée – le ministère des Transports du Québec (MTQ) entreprend de construire une route de 700 mètres. Les camions lourds chargés de cuivre l’emprunteront notamment pour contourner le centre-ville de Gaspé et se rendre au port et au chemin de fer livrer leur marchandise.

Détail non-négligeable, la nouvelle route sera érigée à 1,5 mètre au-dessus du niveau naturel du terrain. Au centre, un pont de béton, là où était jadis situé le pont couvert. Conséquence directe : dès la fin de sa construction en 1954, la route bloque partiellement l’écoulement de la rivière, ce qui cause quelques inondations dans les parties les plus basses de Sunny Bank. Les citoyens commencent alors à s’interroger sérieusement à propos de la nouvelle infrastructure.

Plus de 20 ans plus tard, en 1977, le MTQ décide de rehausser la route de plusieurs autres mètres pour éviter que les débordements de la rivière ne passent par-dessus la route. Le rehaussement a été d’environ 10 mètres du côté Wakeham. Ce jalon important marquera le début d’une épopée qui durera près d’un demi-siècle et qui n’est toujours pas terminée aujourd’hui. Les premières inondations seront constatées avant même la fin des travaux.

Dès lors, des citoyens dont les familles habitent le secteur depuis des générations lèvent des drapeaux rouges et avisent directement le MTQ des risques potentiels d’écoulement des eaux sur les résidences environnantes. Le frère d’Andrew – Bruce Patterson – dépose au MTQ une pétition de 75 noms le 24 mai 1977 pour s’assurer que le drainage se fasse correctement.

Lui-même subit alors des premiers dommages sur sa propriété. Le 7 septembre de la même année, leur autre frère Maurice Dean Patterson réclame des actions pour éviter d’autres inondations. Deux semaines plus tard, l’avocat de Bruce adresse une missive aux autorités qui s’avérera malheureusement prophétique : « L’ouvrage causera encore des dommages considérables dans les années à venir. »

La nouvelle route finit d’être construite en 1977 en travers de la rivière York. Tel qu’anticipé par les citoyens, elle fera obstruction à l’écoulement de son eau dans la plaine inondable, contrairement à autrefois. À partir de ce moment, plus d’une douzaine d’épisodes d’inondations seront répertoriés. L’eau en provenance de la rivière ira jusqu’à submerger certaines résidences. Des inondations sont rapportées en 1977, 1980 et deux fois en 1981. Mais le dossier tombe un peu dans l’oubli malgré de multiples autres avertissements de citoyens de Sunny Bank suite aux intempéries de 1981, dont une nouvelle pétition d’une vingtaine de noms remise en décembre.

Las de l’inaction de Québec, Bruce Patterson saisit la Division des petites créances dès 1982 pour les dommages à sa propriété. Il remportera sa cause quelques années plus tard, en 1987. Le MTQ sera tenu responsable. Deux semaines plus tard, le député de Gaspé, le libéral André Beaudin, écrit à Bruce Patterson qu’un suivi sera effectué. Rien de concret ne se répercute cependant sur le terrain. D’autres inondations sont observées en 1983, 1997, 1998 et 2004.

En 2009, soit deux ans après les pluies diluviennes de Rivière-au-Renard qui auront ultimement coûté la vie à deux personnes, un groupe de 19 résidents signe une nouvelle pétition pour demander que des travaux soient entamés pour régler le problème une bonne fois pour toute. Les signaux d’alarme sont cependant restés lettre morte.


Photo : Jean-Philippe Thibault

L’épisode ultime

En 2010, une pluie virulente s’abat pendant trois jours, à partir du 13 décembre. Le lendemain vers 15 h, Andrew Patterson revient de Rimouski après avoir passé deux jours à l’hôpital pour des problèmes aux reins. Une mauvaise surprise l’attend puisque la pluie ne s’atténue pas. Les équipes de la sécurité publique de la Ville de Gaspé donnent l’avis d’évacuer à 23 h.

Le 15 décembre à 7 h, l’eau commence à s’infiltrer dans le sous-sol d’Andrew. Le débit est tel que le niveau d’eau augmente d’environ un pouce à toutes les 15 minutes. Les pompes ne suffisent pas à la tâche. Tout le plancher est immergé et la pluie ne semble pas vouloir diminuer. « Tout le champ en avant de la maison était inondé. Si on n’avait pas été là et qu’on avait laissé nos voitures dans le stationnement, elles auraient été complètement englouties. Notre voisine a eu moins de chance et a perdu la sienne », se remémore Andrew Patterson en pointant sa vaste propriété située à une cinquantaine de mètres de la route.

Sa mère, alors âgée de 93 ans et habitant la maison voisine, ainsi que sa soeur, deux maisons plus loin, doivent être évacuées et convergent chez Andrew. Au plus fort des inondations, le 15 décembre vers 23 h, son sous-sol est submergé par 28 pouces d’eau (71 centimètres pour les partisans du système métrique). Curieusement, aucune mesure permettant de déterminer le niveau de l’eau de la rivière York ou même son débit n’a été prise à ce moment, ni par les autorités provinciales, ni par les autorités municipales, malgré des pluies fortes pendant trois jours.

L’état d’urgence est tout de même déclaré. Une dizaine de maisons sont durement touchées, dont celle d’Andrew. Adieu table de billard, adieu laveuse, sécheuse, livres et bibliothèques. Les dommages sont évalués à 65 000 $ pour ses quatre propriétés. Au total, les bris sont estimés à environ trois millions de dollars pour l’ensemble des résidents. Il aura fallu des semaines pour nettoyer, comme en témoignent des piles de débris imbibés d’eau, visibles près de la route.

Et ce n’est pas fini. D’autres débordements seront observés en 2011 et en 2017. Entre 1977 et aujourd’hui, ce sont 13 épisodes d’inondation résidentielle qui ont été enregistrés. Bruce Patterson a été inondé les 13 fois. Aucune inondation domiciliaire n’a été rapportée avant 1977. « Je connais une femme durement touchée qui a été terrorisée et qui maintenant est paniquée chaque fois qu’il pleut. J’ai aussi cette crainte et ce stress permanents de voir ma maison envahie d’eau lors des grosses précipitations », se désole Andrew.

Pour l’épisode de 2010, certains résidents toucheront des indemnités de la part du ministère de la Sécurité publique, mais rien pour couvrir l’ensemble des coûts. « Ceux qui vivaient dans leur maison et qui ont eu des dommages à des biens essentiels comme des laveuses et des sécheuses ont eu quelque chose comme 250 $ pour acheter des électroménagers à 2000 $. Les autres n’ont rien eu, comme un de mes frères qui habite tout près, mais qui fait la navette avec le Nouveau-Brunswick », précise Andrew Patterson, aujourd’hui âgé de 71 ans.

À l’époque, il était allé rencontrer le MTQ pour savoir à quelle somme il aurait droit, considérant leur responsabilité dans cette histoire, selon lui, et les multiples avis qui n’ont pas été écoutés. Plusieurs ingénieurs locaux étaient sympathiques à sa cause, mais l’avis n’était pas partagé en haut lieu. « Quand j’ai demandé à la direction régionale à Rimouski ce que j’allais avoir comme compensation, le directeur s’est penché par-dessus la table et avait l’air ravi de me répondre : rien du tout. Ça m’a rendu furieux! À ce moment précis, j’ai décidé que j’irais en cour et j’ai passé toute la semaine suivante à rédiger un document pour une action collective. J’ai passé l’ensemble de l’hiver suivant à rassembler les gens de Sunny Bank pour collecter des informations et entamer les poursuites. »


Le pont et la route bloquent l’écoulement naturel de la rivière York en période de grande crue, créant un goulot d’étranglement qui détourne l’eau vers les résidences de Sunny Bank. Photo : Fournie par Andrew Patterson

Le bâton du pèlerin

Retraité du monde de l’enseignement dans le réseau scolaire anglophone à la Gaspé Elementary School, puis à l’école secondaire C.-E.-Pouliot pendant 11 ans, Andrew entreprend personnellement une action collective en 2013 et retiendra les services de Sylvestre Painchaud et associés. L’avocate Marie-Anaïs Sauvé se joindra au dossier quelque temps plus tard. « Elle a été exceptionnelle, incroyable. Sans elle, nous n’y serions jamais arrivés », s’exclame-t-il. En 13 ans, il a personnellement investi plus de 800 heures de son temps, en cour et à l’extérieur des tribunaux.

« Je n’aurais jamais pensé que c’était autant de travail. Je ne sais pas si je l’aurais fait, l’avoir su, lance-t-il avec un grand sourire aux lèvres. C’était sans fin. Probablement que personne ne l’aurait fait si je n’avais pas été là. Plusieurs disaient que je perdais mon temps, mais la plupart m’encourageaient », précise celui qui a passé deux jours complets à être interrogé à la barre des témoins.

« J’ai tout expliqué le dossier de A à Z avec des cartes et la ligne du temps. Un des avocats m’a dit ensuite qu’il n’avait jamais vu un témoin qui n’est pas un expert être écouté de la sorte par un juge », ajoute-t-il en toute modestie. De son côté, au moment des plaidoiries, le MTQ n’a pas plaidé qu’il avait eu une conduite prudente et diligente, orientant plutôt sa défense sur le caractère exceptionnel des pluies reçues.

Marie-Anaïs Sauvé, elle, se rappelle le dévouement et la détermination de son client. « M. Patterson est le meilleur représentant que les membres du recours pouvaient avoir. C’est avec une impressionnante détermination qu’il a lui-même déposé une demande pour être autorisé à entreprendre une action collective en 2012. »

Après neuf ans de démarches, le jugement tombe finalement le 29 juin 2022. « Après avoir examiné la preuve présentée, une seule conclusion s’impose : le MTQ est en faute et n’a pas cherché à éviter que les résidences de Sunny Bank soient inondées à répétition, particulièrement en 2010, en construisant sa route », souligne le juge de la Cour supérieure, Pierre C. Bellavance.

Le jugement souligne que la route a été mal construite tant en 1954 qu’en 1977 et qu’aucune correction n’a été apportée par la suite. Pis encore, le choix de l’emplacement de la route n’a été précédé d’aucune étude d’impact. En cour, un expert du MTQ a affirmé que si la route avait été construite en amont du secteur habité de Sunny Bank plutôt qu’en aval, aucune problématique n’aurait affecté les résidences; que si un ingénieur du MTQ s’était posé la question, tous ces inconvénients auraient pu être évités. Mais il était plus facile de construire la route là où celle en terre battue passait déjà, route qui faisait ainsi pratiquement barrage à l’écoulement naturel d’une rivière au plus bas niveau d’un bassin versant de plus de 1000 kilomètres carrés …

Étrangement, malgré toutes les occurrences d’inondations et en dépit des nombreuses alertes citoyennes, la première étude technique réalisée pour documenter la problématique n’a débuté que le 2 décembre 2009 et a été complétée en mai 2011 … soit cinq mois après les inondations monstres de 2010.

« En rehaussant le niveau de la route en 1977, on n’a fait qu’empirer la situation », note par ailleurs le juge Bellevance. La seule analyse qui a été faite en 1977 a consisté à déterminer comment construire une route et un pont capable de résister aux assauts de la rivière à un coût raisonnable. Le besoin de sécuriser la route pour les camions lourds a largement eu priorité au détriment des citoyens de Sunny Bank.

Le débit de récurrence de forte pluie s’est aussi fait sur une échelle de 25 ans au lieu d’une échelle de 100 ans, comme l’imposait un ouvrage du genre. Malgré l’absence de mesures au moment des pluies, le débit a plus tard été évalué entre 600 et 650 mètres cubes par seconde par les experts des demandeurs, se situant ainsi à l’intérieur d’une période de récurrence sur 100 ans. L’événement était donc prévisible. Les experts du MTQ ont plutôt parlé d’un débit de 750 mètres cubes par seconde, en arguant ainsi qu’il s’agissait d’un épisode de pluie imprévisible. Le juge a cependant rejeté leurs arguments, citant que ces dernières données étaient issues de mesures prises à l’aéroport de Gaspé, à plusieurs kilomètres de la rivière York.

Une ingénieure en hydrogéologie a aussi rappelé que le sol du site est très perméable. Aucune étude permettant de déceler cette vulnérabilité n’a été faite. Conclusion générale de cette saga : le MTQ a été débouté sur toute la ligne et aurait dû être à l’écoute des citoyens, comme le rappellera la Cour supérieure dans sa décision. La cause n’a d’ailleurs pas été portée en appel.

« On a essayé de les avertir dès 1977, se rappelle aujourd’hui Andrew Patterson, qui n’était alors âgé que d’une vingtaine d’années. L’ingénieur responsable était en cour pour les plaidoiries et il a maintenu que les travaux avaient été bien effectués. Le juge s’est pratiquement mis à rire! »

Près de 50 ans après les premiers avertissements, les inondés de Sunny Bank ont donc finalement eu gain de cause, grâce au dévouement d’un homme qui est resté fidèle en ses convictions et qui a eu le courage de les défendre, ce que n’a pas manqué de souligner Mme Marie-Anaïs Sauvé. « M. Patterson est un homme aimable, dévoué à la sauvegarde de la terre de ses ancêtres et qui, à mon avis, mérite le respect et la reconnaissance des Gaspésiens pour lesquels il a mené cette longue bataille pour leur obtenir de meilleures conditions et indemnisations. »

Même le tribunal avait de bons mots pour l’homme derrière cette action collective. « L’implication a été exceptionnelle et n’eût été ses interventions soutenues, ce recours n’aurait peut-être même pas vu le jour », note le juge Pierre C. Bellavance.

Mais pour Andrew Patterson, dont l’acharnement a fait plier le MTQ, cette victoire en cour n’est que la fin d’un chapitre, pas celle de l’histoire. La cour a condamné Québec à verser des indemnisations générales pour le stress et les inconvénients à chacun des quelque 200 membres du recours collectif. Chacun aura aussi droit à des indemnisations individuelles pour tous les dommages subis, mais celles-ci ne sont toujours pas déterminées et encore moins versées. Les responsables auront, eux, huit ans pour terminer les travaux de réfection de la route et du pont. Bruce Patterson a maintenant 86 ans et ne verra peut-être jamais les travaux correctifs. Andrew, lui, est dubitatif. « On a gagné en juin l’an dernier, mais on attend encore, et encore … Je crois qu’ils attendent qu’on soit tous morts », conclut-il mi-sérieux, mi-amusé.

* La chronologie des événements est basée sur le jugement de la Cour supérieure du Québec du 29 juin 2022 et de la nombreuse documentation d’Andrew Patterson, condensée et résumée ici en ces lignes.


L’inondation de 1981


L’inondation de 2004


L’inondation de 2010. Photos : Fournies par Andrew Patterson

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