L’art de flâner dans le « malbord »
Nous y voici dans ce « malbord » qui rend notre Gaspésie si unique. Abattre des kilomètres en solo. Une impression qu’il n’y a personne d’autre sur la route. Évasion en son propre pays. Et puis, on roule. Tantôt à travers les brumes, tantôt avec le soleil qui ne veut pas se faire damer le pion en revenant à la charge. Des mouettes ou des goélands, allez savoir, apprivoisent le vent, se laissent bercer.
Le conducteur s’abandonne au paysage. J’y revois Blanche Lamontagne, des Escoumins qui, à l’âge de huit ans, s’installe avec sa famille à Cap-Chat, pour ensuite aller étudier à Sainte-Anne-des-Monts. En 1913, alors qu’elle n’a pas 20 ans, Henri Bourassa du Devoir lui propose de publier son recueil, qui prendra le nom de Visions gaspésiennes. Succès immédiat. Puis, en 1916, sa famille plie bagage pour l’Isle-Verte. Blanche poursuit son écriture jusqu’à vouloir en vivre. En 1928, elle publie le recueil de poésie Ma Gaspésie dans lequel on peut lire : « il n’est pas de pays, pas d’endroit sur la terre / Où souffle un vent plus pur, où vit plus de beauté ». Blanche Lamontagne est toujours reconnue comme la première poétesse du Québec.
La seule route me tire vers l’est. J’y rencontre au passage Marius Barbeau, arpentant le territoire et la grandeur d’âme de ses habitants. Né à Sainte-Marie-de-Beauce, Barbeau provient d’une famille de cultivateurs. Tout petit, ses parents le baignent dans un univers où règnent les contes, les danses folkloriques, la musique et le chant traditionnels. Ses études en droit l’amènent en 1907 jusqu’à l’Université d’Oxford. Là-bas, il fait comme les conteurs : il bifurque… vers l’anthropologie. C’est que l’humain et sa culture le passionnent. Début d’une longue et belle aventure.
À l’été 1918, on le retrouve en Haute-Gaspésie. Barbeau enfourche son vélo garni de sacoches, dans lesquelles il range des rouleaux de cire qui serviront à enregistrer les porteurs de traditions orales par leurs contes ou encore leurs chants, hérités de génération en génération.
On imagine ses journées bien remplies, puisqu’il quitte le « Malbord » avec 800 enregistrements sonores qui composeront ultimement, le fonds d’archives Marius Barbeau au Musée national de l’Homme à Ottawa. Il reviendra à deux reprises se perdre dans cette Gaspésie sans fin qui le captive, soit en 1922 et 1923. Sans être photographe de métier, il immortalise les rencontres, traînant son appareil photo avec lui. Lorsque l’on parcourt ses clichés, on comprend la passion de l’humain qui se retrouve au centre de son œuvre. On y découvre une Gaspésie d’un autre temps, d’un temps révolu. Une Gaspésie pittoresque forgée et peuplée par une mosaïque culturelle qui la caractérise toujours.
Arrivé à Rivière-Madeleine, j’y revois l’écrivain Jacques Ferron, qui devient médecin en 1945. Dans son livre Gaspé-Mattempa, il écrit : « ce sera le médecin qui entretiendra l’écrivain. Je serai mon propre mécène ». Après sa démobilisation de l’armée, Ferron s’éloigne de l’aisance urbaine et s’installe pendant deux ans à Rivière-Madeleine. Dans ce même livre, on peut y lire : « je dirais que la Gaspésie commence quand les monts Notre-Dame perdent leur nom chrétien et deviennent les Shick-Shocks qui, au lieu de rester dans le fond de la scène comme leurs prédécesseurs, se jettent en avant et l’encombrent jusqu’au littoral ». La Gaspésie occupera une place de choix dans son œuvre qui n’est pas prête de s’effriter.
Le « Malbord » est. Le « Malbord » sera toujours. Un pays dans le pays. Gravé dans nos mémoires…