Quarante ans plus tard, les incidents de Restigouche sont encore bien présents dans la mémoire
Les événements survenus en juin 1981 à Listuguj font encore parler d’eux, même si quatre décennies se sont écoulées depuis le déploiement d’opérations policières d’une ampleur sans précédent à l’endroit des Mi’gmaqs, ou de tout autre groupe. Ce déploiement a frappé l’imaginaire et il a engendré de telles conséquences qu’il est permis de parler d’un avant et d’un après juin 1981. De multiples études ont aussi été réalisées à propos de la pêche autochtone de subsistance, préalablement et depuis juin 1981. GRAFFICI brosse ici un tableau des principaux moments de cette fin de printemps houleuse, surtout à travers les yeux et la mémoire de témoins.
LISTUGUJ | « Tous les gens d’ici présents cette journée-là n’oublieront jamais ce qu’ils faisaient et où ils étaient quand le raid a commencé. Il devait être autour de 11 h ».
Allison Metallic décrit ainsi la fin de l’avant-midi du 11 juin 1981, une journée désignée depuis de plusieurs façons, comme la « guerre du saumon », ou les « incidents de Restigouche ».
Le père d’Allison Metallic, Alphonse, était chef de ce qui s’appelait alors Restigouche, aujourd’hui Listuguj. Allison, alors âgé de 23 ans, était pêcheur de saumon, cette pêche constituant une activité de subsistance pour la communauté; il était également conseiller.
« C’était un beau matin. J’étais au quai, au bord de la rivière, à travailler dans le bateau. Les premières choses que j’ai vues, ce sont les hélicoptères. Wow, des hélicoptères! C’était beau; ils passaient bas et je n’avais aucune idée de ce qu’ils faisaient là, jusqu’au moment où ils ont atterri. Puis, du boulevard Interprovincial, l’opération terrestre a démarré. En fait, l’opération est venue des airs, de la route et de la rivière, parce que des bateaux sont aussi arrivés », raconte Allison Metallic.
Les pêcheurs, appuyés par leur chef Alphonse Metallic, ont ignoré un avertissement du ministre du Loisir, de la Chasse et de la Pêche, Lucien Lessard, les sommant d’arrêter la capture du saumon le 10 juin 1981. Les négociations printanières, portant sur la pêche de subsistance, avaient échoué. Les Mi’gmaqs ont décidé de mener leur activité traditionnelle, ce qui a déclenché deux raids, celui du 11 juin et une seconde intervention neuf jours plus tard. Photo : Offerte par l’Office national du film du Canada
Un contexte explosif
Dans les jours précédant le 11 juin 1981, la pression sur les élus de Restigouche avait monté de quelques crans, puisque le ministre des Loisirs, de la Chasse et de la Pêche, Lucien Lessard, et des membres de son cabinet, avaient contacté le chef Alphonse Metallic deux jours avant pour que les Mi’gmaqs retirent leurs filets de la rivière.
« Mon père avait été averti que les Mi’gmaqs ne pouvaient pas mener leur activité de pêche au saumon avec des filets dans la rivière, dans notre rivière, passant devant chez nous. Mon père avait répondu que les pêcheurs continueraient. Il faut comprendre que les Mi’gmaqs pêchaient le saumon depuis des centaines, des milliers d’années ici, des deux côtés de la rivière, avant que cette pêche soit interdite », explique Allison Metallic, qui a suivi les traces de son père, devenant chef en 1999.
Cette interdiction de pêcher pour les Mi’gmaqs remontait à la fin des années 1850. En 1981, il y avait donc un peu plus de 120 ans qu’en tendant leurs filets, les autochtones se livraient, en l’absence d’entente avec l’État, à ce qui était légalement considéré, pour les gouvernements blancs, comme du braconnage. Les Blancs descendant des familles ayant pêché dans les rivières avant 1860 étaient aussi frustrés par les lois.
En 1981, la Restigouche était renommée depuis longtemps dans le monde pour ses fortes montaisons de saumons. En amont, près d’une dizaine d’autres rivières drainent un impressionnant bassin hydrographique avant de se jeter dans la Restigouche.
Il y a 40 ans comme maintenant, toutes ces rivières recevaient des pêcheurs sportifs. La pression venant des associations représentant ces pêcheurs et celle des chroniqueurs de pêche sportive attisaient régulièrement les braises de l’intolérance vis-à-vis une pêche de subsistance menée depuis quelques millénaires par les autochtones.
En 1858, le gouvernement de la colonie britannique qu’était encore le Canada avait statué que les rivières seraient contrôlées par des clubs privés pour la pêche sportive et par les compagnies forestières pour la coupe de bois.
Dans les années 1960 et 1970, la pêche au saumon par les autochtones, bien qu’occasionnelle, menait à des tensions avec les Blancs.
« Quand j’étais jeune et que mon père voulait que la famille mange du saumon le dimanche, il devait se rendre à Carleton pour en acheter auprès des pêcheurs commerciaux », racontait Gordon Isaac en juin 2016, lors du 35e anniversaire des événements de juin 1981. M. Isaac était pêcheur de saumon au filet en 1981.
L’escalade de juin 1981
Dans les jours précédant le raid, la tension était déjà élevée. « Nous pêchions la nuit. Nous étions cachés dans les hautes herbes, le long de la rivière. Je fumais à l’époque et les agents de Pêches et Océans Canada tiraient dans notre direction, des balles [d’armes à feu, réelles ou en caoutchouc], dès qu’ils voyaient le bout rouge de ma cigarette », racontait M. Isaac.
Allison Metallic précise que la jeunesse montante se rangeait résolument derrière le chef. « Mon père voulait que nos droits de pêche soient respectés. La frustration gagnait en importance au fil des ans. Les jeunes de l’époque, comme moi, n’étaient plus prêts à accepter d’être soumis à une autorité nous interdisant de mener une activité millénaire, alors que des dizaines de milliers de saumons remontaient la rivière passant devant nos maisons », dit-il.
La force de l’intervention du 11 juin a pris les Mi’gmaqs complètement par surprise.
« Ils étaient 500, dit-il à propos des policiers, auxquels se mêlaient des garde-pêches fédéraux et des agents de protection de la faune du Québec. Ils étaient tellement nombreux! En descendant vers le quai, ils m’ont dit de m’en aller. Je suis parti. Si j’avais résisté, ils m’auraient arrêté, comme ils en ont arrêté une douzaine d’autres. En retournant vers les maisons, je pouvais voir mon père, sur la rue. Je l’ai rejoint. Les policiers arrêtaient des gens partout. Il a fallu quatre ou cinq heures avant que les choses se calment. Le conseil de bande s’est réuni. Il a été décidé de lutter aussi fort que possible et de se préparer pour le prochain raid. Dans le calme relatif de l’après-raid, nous nous sentions un peu plus braves. »
Les policiers de la Sûreté du Québec ont arrêté brutalement une douzaine de pêcheurs en fin d’avant midi, le 11 juin 1981. Seuls les pêcheurs Donald Germain et Robert Barnaby ont été accusés par la suite. Robert Barnaby, qu’on voit de dos, avait une jambe artificielle et il ne pouvait sortir rapidement de son bateau. En dépit des explications données aux policiers, il a été immobilisé sans ménagement. Photo : Sterling Keays
Terry Isaac, un ami proche d’Allison Metallic, fréquentait l’école secondaire Sugarloaf High School à Campbellton, en juin 1981. De l’école, on ne pouvait voir ce qui se passait à Listuguj et sur la rivière, mais il est clair que la direction de l’école a su qu’il s’y passait quelque chose d’inhabituel.
« J’avais 16 ans. À un moment donné, la direction de l’école a réuni tous les écoliers autochtones dans une salle. Il devait être entre 11 h 30 et midi. J’étais avec trois amis. On sentait que ce n’était pas une bonne nouvelle. Je suis parti avec mes amis sans attendre qu’on nous dise ce qui se passait. Quand nous sommes arrivés au pont, un véhicule de la Sûreté du Québec barrait la route. Une douzaine de policiers en sont sortis pour nous empêcher de passer. […] Nous sommes restés du côté de Campbellton. Nous regardions les hélicoptères et les bateaux, les policiers de la SQ, ceux de la GRC, les agents des pêches du Québec et du MPO [Pêches et Océans Canada]. Nous ne sommes retournés chez nous qu’à la fin de la journée. Nous avons alors appris comment les policiers de la SQ avaient agi violemment
lors des arrestations, et qu’ils avaient uriné devant les femmes. J’étais inquiet. Mon père était policier à Listuguj. Cette journéelà, la SQ est entrée dans notre communauté en disant à Alphonse Metallic qu’il n’était plus chef, qu’ils étaient le chef », se souvient Terry Isaac.
Cathy Martin, aujourd’hui conseillère, se souvient précisément de juin 1981. Elle fréquentait la Campbellton Middle School. Elle est restée à l’école jusqu’à la fin de l’après-midi, plus tard que d’habitude, avec les autres élèves autochtones, sans savoir ce qui se passait à Listuguj.
« J’avais 13 ans. Je n’ai su à propos du raid qu’en rentrant à la maison. Ce fut mon dernier jour d’école de l’année. Nos parents nous ont gardés pour notre sécurité. À partir de ce moment, je me suis portée volontaire pour les aînés. Pendant une grande partie de l’été, les aînés cuisinaient pour nourrir les autochtones de tout le pays, venus nous appuyer pendant des semaines, même après le deuxième raid, au cas où d’autres incidents se passeraient », dit Mme Isaac, qui voit en ces événements l’une des raisons de son engagement politique des 20 dernières années.
Terry Issac se souvient aussi de ces appuis extérieurs. « Des Warriors de Kahnawake sont venus. Toutes les armes de la communauté ont été rassemblées en un endroit. Si les policiers étaient pour revenir, nous serions prêts », dit-il.
Allison Metallic parle d’une mobilisation intense des jeunes hommes de Listuguj, en préparation du second raid.
« Un autre ami, Kenny Mitchell, avait travaillé en construction et il savait comment démarrer un camion sans clé. Il y avait ce gros chantier de construction de la route 132 entre Matapédia et Listuguj et nous sommes allés chercher des camions pour monter des points de contrôle, avec des sacs de sable, et nous assurer que les policiers et les garde-pêches ne viendraient pas chez nous, la seconde fois. Nous sommes retournés à la pêche. Il y a eu le second raid du 20 juin. Ils ont de nouveau saisi et détruit nos filets, mais ils n’ont jamais osé entrer sur la réserve », souligne-t-il.
Les policiers ont agrippé le pêcheur Rene Martin par les cheveux et l’ont tenu ainsi sur une bonne distance avant de l’embarquer dans une auto-patrouille. Photo : Offerte par l’Office national du film du Canada
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