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Développement régional
6 juin 2024 10 h 00

Développement régional partie 1/3 : La disparition des CRÉ

Gilles Gagné

Journaliste

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Il y a eu 10 ans en 2024, le gouvernement québécois mené par Philippe Couillard adoptait la loi 28 menant à l’abolition des organismes de concertation et de développement régional, les Conférences régionales des élus (CRÉ) en tête de liste. La plupart des Centres locaux de développement ont été emportés dans le mouvement, essentiellement parce que le financement du gouvernement libéral était coupé, ce qui laissait les municipalités avec le choix de les laisser aller ou de les financer. GRAFFICI a questionné quelques meneurs socioéconomiques et penseurs de la région afin de savoir quel bilan tracer, 10 ans plus tard, de la perte de ces organismes de développement.

Disparition des CRÉ : la Gaspésie a subi des pertes de savoir et de pouvoir de revendication

GASPÉ | Ex-député de la circonscription de Gaspé à l’Assemblée nationale et exministre délégué aux Régions, Gaétan Lelièvre assure que la disparition de la Conférence régionale des élus de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine a laissé « un très grand vide » en matière de concertation régionale « parce que ce rôle n’a pas été repris par une autre organisation ».

Il note que la concertation est maintenant laissée au Regroupement des MRC de la Gaspésie, l’organisme choisi en 2014-2015 par l’État québécois pour voir au développement régional.

Gaétan Lelièvre affirme toutefois que cet organisme, souvent désigné comme la Table des préfets, n’est pas équipé des mêmes moyens pour assurer le développement de la péninsule que la CRÉ l’était.

« La CRÉ comptait sur 30 employés pour monter des dossiers et présenter des recommandations aux élus, pour mieux les outiller afin de défendre les intérêts de la région. C’est une grande perte de connaissances, ce que nous avons vécu avec la disparition de la CRÉ. La Table des MRC a des ressources très limitées. Ils [les gens qui travaillent dans les MRC] font ce qu’ils peuvent avec les ressources dont ils disposent. Ils ont peut-être 10 % des ressources de la CRÉ », analyse Gaétan Lelièvre.

« Je vais être clair : je n’en veux pas aux élus. Ils tentent du mieux qu’ils peuvent de créer une cohésion, mais en termes d’efficacité, on peut se poser des questions. Les budgets ne sont plus les mêmes. La CRÉ disposait d’un budget annuel entre 10 et 15 millions de dollars (M$) en fonction des ententes cadres de développement sectoriel. La moyenne était de 13 M$. Le tiers du budget, donc entre 4 et 5 M$, allait au fonctionnement, en honoraires payés à du personnel de recherche, pour monter des dossiers », explique t-il.

La Table des préfets fonctionne avec un budget d’exploitation de 150 000$ et gère des projets et des programmes de 4 M$.

« L’abolition de la CRÉ a généré une grande perte, et cette grande perte n’a pas été comptabilisée. On parle d’une perte d’expertise, de ressources et de revendications. On a perdu 80 % de ces gens compétents. On a perdu de l’autonomie », affirme Gaétan Lelièvre.

Il rappelle que le CRCD (Conseil régional de concertation et de développement) et la CRÉ ont été à l’origine de la création de la Société du chemin de fer de la Gaspésie, de l’installation de la fibre optique autour de la péninsule, de même que de l’instauration de la Régie intermunicipale de transport Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, la RéGIM, et de la Régie intermunicipale de l’énergie, qui assure une participation financière dans des projets éoliens moyennant des redevances annuelles.

Aujourd’hui expert-conseil en développement régional, M. Lelièvre est à même de constater « l’immense vide » laissé par l’absence d’un organisme de concertation et de planification de l’avenir de la région. Avant d’être élu député en 2012, il avait été directeur général de la MRC du Rocher-Percé et de la MRC de La Côte-de-Gaspé, en plus d’être directeur général de la Ville de Gaspé.


Le développement éolien avec redevances régionales est une idée de la Conférence régionale des élus. Photo : Gilles Gagné

Où est la concertation ?

« Une autre dimension importante, oubliée, c’est la coupure que je constate en concertation intersectorielle entre le monde municipal et les acteurs socioéconomiques. La table est rase : il n’y a plus rien. On a écarté les intervenants socioéconomiques qui avaient une connaissance fine des dossiers de transport, en emploi, en tourisme, sur les pêches, en santé, en forêt et en éducation. Le CRCD [l’ancêtre de la CRÉ] et la CRÉ jouaient ce rôle de lien », évoque M. Lelièvre.

« Les élus municipaux sont des intervenants qui doivent être au front à tous les niveaux, mais ce sont des généralistes. Il n’y a pas de spécialistes pour les appuyer. Ce réflexe, de s’entourer d’experts, n’est plus présent, notamment parce que les moyens financiers ne sont plus là », dit-il.

Le résultat saute aux yeux, ajoute Gaétan Lelièvre : les Gaspésiens sont moins bien outillés pour défendre des enjeux plus sectoriels. Il a remarqué que ça semble compliqué de faire le lien entre les élus et les acteurs socioéconomiques représentant des secteurs comme le tourisme, les pêches et les groupes communautaires. Les revendications des groupes communautaires sont cruciales pour l’avancement de dossiers comme les services de garde et le logement abordable. Les pénuries dans ces deux derniers secteurs freinent la progression démographique régionale.

« La concertation n’est pas naturelle. Il est plus facile de faire affaire avec des gens qui pensent comme nous. C’est plus long de parler à des gens qui pensent différemment. Mais c’est ça, la concertation. L’échange est plus long mais il porte des meilleurs résultats parce que l’expertise est plus vaste autour de la table. Nous avons perdu beaucoup de compétences permettant d’arriver à ces meilleurs résultats », constate M. Lelièvre.

L’abolition des conférences régionales des élus faisait l’affaire du gouvernement parce que les chantres de l’appareil gouvernemental, ministres et hauts fonctionnaires, préféraient traiter avec des exécutants qu’avec des revendicateurs, même au détriment d’une perte d’efficacité en développement régional, estime-t-il.

« Après mes 18 mois comme ministre [de septembre 2012 à avril 2014], j’étais encore à l’Assemblée nationale. J’ai vu le gouvernement suivant dire : “On va travailler avec les gens imputables, avec l’UMQ [Union des municipalités du Québec] et la FQM [Fédération québécoise des municipalités]”. J’étais critique en développement régional. J’ai vu cette manoeuvre évoluer. Les unions municipales n’étaient pas prêtes à aller au combat pour les organismes de développement régional. Le gouvernement leur a donné toute la place, à travers un nouveau pacte fiscal. Elles ont appuyé ça», résume Gaétan Lelièvre.

Avec les années, les tables de préfets sont aux premières loges, et elles sont considérées comme les uniques représentants des régions, remarque-t-il.

Les MRC congestionnées

« On a majoré les budgets des MRC. Ils se situaient entre 1,5 et 2 M$ par année. Aujourd’hui, ça joue entre 6 et 9 M$. Est-ce qu’on est plus efficaces et mieux outillés pour défendre les intérêts de la région ? Non. Les MRC reçoivent des enveloppes attachées à des dossiers spécifiques. On devient des exécutants, avec une marge de manoeuvre minime », tranche-t-il.

« C’est quoi le rôle d’une MRC ou des élus municipaux ? On s’attend à ce qu’ils défendent la région avec des objectifs majeurs. Ça prend de l’expertise pour faire ça à long terme. Les budgets transférés du gouvernement québécois vers les MRC sont pour des actions à court terme. Nous sommes rendus des analystes de programmes existants, pensés à Québec, et livrés ici. Comme consultant, je travaille de près avec les MRC. Ils [les employés] travaillent très fort, mais ils sont débordés par le quotidien, par les petits programmes. Ils n’ont pas les ressources pour gérer des objectifs à moyen et long terme », insiste l’ex-ministre.

Intarissable, Gaétan Lelièvre pose une question à laquelle la réponse apparaît déchirante pour lui.

« Elle s’en va où la Gaspésie ? Qui y pense ? Je me le demande! C’est sans compter le délestage de responsabilités, la gestion des matières résiduelles, le schéma de couverture incendie. Qui est le chien de garde régional, comme dans les années 2000 ? Les MRC n’ont plus le temps de faire ça. Je respecte ce qu’ils [les employés] font mais ils sont débordés, inondés de transfert de responsabilités. On leur donne des urgences, et ils agissent comme pompiers. S’ils ne font pas ce qu’il leur est demandé, ils sont menacés de se faire couper le budget de fonctionnement général. Plus tu as des responsabilités, plus la reddition de compte est longue. On est dans le microdétail. Ils sont devenus des intervenants ministériels. Ce n’est pas ça, un gouvernement de proximité, comme promis en 2014! » déplore M. Lelièvre.

 

Pour lire tout le dossier :
Développement régional partie 2/3 : 10 ans plus tard
Développement régional partie 3/3 : L’avenir de la Gaspésie