Valoriser un patrimoine naturel exceptionnel
STATION D’ÉTUDES MONTAGNARDES DES CHIC-CHOCS RIMOUSKI | Matinée chaude et ensoleillée de juillet. J’avance à tâtons dans les étroits corridors de l’Université du Québec à Rimouski, l’UQAR. Manifestement égaré, je contacte le professeur Luc Sirois, avec lequel j’ai rendez-vous, afin de savoir si je suis sur la bonne voie. Certes, le ridicule ne tue pas, mais je trouve cet appel à l’aide un peu risible, sachant de surcroît que l’instigateur de ce projet de station d’études arpente régulièrement un territoire sauvage où le réseau de téléphonie mobile est à peu près inexistant : les monts Chic-Chocs.
« C’est la première station d’études universitaire implantée dans un territoire de la Sépaq », énonce d’entrée de jeu Luc Sirois, révélant du même coup le partenariat novateur entre les deux institutions amorcé à l’automne 2021 dans le parc national de la Gaspésie.
Laboratoire d’étape entre le parc et l’établissement rimouskois, situé à trois heures de route plus à l’ouest, la Station d’études montagnardes des Chic-Chocs, plus succinctement appelé SEM, est l’aboutissement d’une réflexion initiée il y a une dizaine d’années : quelques professeurs de l’UQAR, dont Luc Sirois, formulent alors l’idée de valoriser le patrimoine naturel exceptionnel du massif gaspésien par le développement de connaissances.
« Je suis convaincu que ce territoire-là, pour avoir été le lieu de développement de nouveaux savoirs et pour l’unicité de son patrimoine écologique et biologique, s’inscrit dans une série de sites de calibre mondial », soutient le professeur en biologie végétale, tout juste de retour d’un court passage à la station. Pour qualifier le territoire, celui-ci n’hésite pas à parler des « îles Galapagos de l’Est de l’Amérique ».
« J’ai utilisé cette expression qui a plu à plusieurs, souligne le biologiste formé à l’Université Laval et à l’Université de Virginie. Et ce n’est pas de l’enflure verbale, il y a des fondements réels à ça », enchaîne-t-il. Ainsi, en raison notamment de son gradient d’altitude – alors que plusieurs montagnes surpassent les 1000 mètres, dont les renommés monts Jacques-Cartier et Albert – ce territoire renferme l’ensemble des grands écosystèmes qui recouvrent l’Est de l’Amérique, de la forêt de feuillus à la toundra.
« Plus que ça, il y a une grande diversité géologique et de types de paysages, de même qu’un fort taux d’endémisme [qui caractérise les espèces présentes exclusivement dans une aire géographique délimitée], rappelle celui qui étudie entre autres les plantes arctiques-alpines mouchetant les sommets gaspésiens. C’est l’effet d’isolement géographique qui crée ça », explique-t-il.
Luc Sirois arpente le parc national de la Gaspésie depuis plus de 40 ans. « On connaît le parc pour son espèce phare, le caribou, mais il y a aussi beaucoup du côté de la botanique. C’est mon objectif de faire connaître ce patrimoine-là. » Photo : Luc Sirois
Une tradition de recherche scientifique
En parallèle au caractère exceptionnel de son contenu en biodiversité, le territoire qui recoupe le parc national de la Gaspésie trouve sa singularité dans l’attraction qu’il suscite auprès de la communauté scientifique internationale, et ce, depuis maintenant plus d’un siècle.
« Ç’a été un autre argument de vente pour obtenir une subvention auprès de la Fondation canadienne pour l’innovation et financer les aménagements physiques de la station », expose Luc Sirois, plongeant les mains dans sa bibliothèque pour y extraire un exemplaire du Magazine Gaspésie dans lequel il cosignait, en 2019, un portrait de Merritt Lyndon Fernald, un chercheur de l’Université Harvard qui a sillonné les crêtes et les vallées du massif montagneux au début du 20e siècle.
« On a là-bas une concentration remarquable d’espèces botaniques rares dont l’essentiel de leur aire de répartition est dans la cordillère américaine, dans l’ouest du continent, explique le spécialiste en écologie végétale. Cette concentration assez déconcertante [et qui encore aujourd’hui reste une énigme pour les scientifiques], c’est ce qui a amené Fernald ici pendant plus de 20 ans. »
Bien que l’installation logistique que constitue la SEM pourra ultérieurement être mise à la disposition de scientifiques en provenance des quatre coins du globe, pour l’instant, celle-ci sert essentiellement à des chercheurs de l’Université du Québec à Rimouski membres de BORÉAS, un groupe de recherche sur les environnements nordiques. « Seulement cet été, on a une douzaine de personnes impliquées dans des recherches pour cinq projets actifs qui ont demandé des séjours prolongés, relève le professeur Sirois. Ces équipes sont notamment composées d’étudiants gradués ou d’assistants de ces étudiants-là. »
Le professeur Sirois accompagné de Bernadette Canuel et de Juliane Fisette, étudiantes au baccalauréat en biologie à l’Université du Québec à Rimouski. Photo : Luc Sirois
Une journée à la SEM
1er août. Sur le trajet reliant Sainte-Anne-des-Monts à la station d’études, aménagée dans le Centre de découverte et de services du mont Albert, je suis, comme à l’habitude, saisi par la monumentalité des lieux. Les impressionnants escarpements qui se profilent à l’horizon sont quelque peu adoucis par la végétation qui les enveloppe. Si le caractère exceptionnel du territoire se constate d’abord de visu et à distance, il se confirme lorsqu’on y pose un regard plus attentif. À l’oeil averti se dévoile une biodiversité certainement unique.
« C’est le premier été que je peux rencontrer le parc de cette manière-là, je me sens choyée! », révèle Bernadette Canuel, qui avec sa collègue Juliane Fisette, toutes deux étudiantes au baccalauréat en biologie, s’affairent à caractériser les habitats où se trouvent des plantes arctiques-alpines sur les sommets du parc.
Tout juste revenues d’un périple sur le mont Jacques-Cartier, les deux assistantes en botanique du professeur Sirois m’accueillent dans les locaux de la SEM. De facture sobre, ceux-ci contiennent des tables et des ordinateurs permettant de rassembler puis de consigner les données récoltées en montagne. « Souvent, au retour du terrain, on vient directement ici, expose Juliane Fisette. Puis le matin suivant, c’est là qu’on identifie nos plantes, qu’on entre les données dans l’ordinateur. »
Soigneusement conservés entre les pages des journaux tapissant les grandes tables disposées au centre du local, les échantillons de plantes ne confessent parfois leur identité qu’au terme d’un ardu processus par élimination. « Tous les livres qui sont là nous aident à nous rapprocher de la vérité », signale de la main Bernadette Canuel, désignant les ouvrages adossés au mur à proximité des microscopes.
Un livre en particulier, publié en 1950, aiguille les jeunes chercheuses dans l’identification des spécimens récoltés. Alors que les nouvelles technologies propulsent la recherche en botanique, la pertinence de l’ouvrage anglophone The flora of Bic and the Gaspé peninsula, Quebec de l’auteur H.J. Scoggan plus de 70 ans après sa publication, témoigne de l’originalité de la flore du massif montagneux gaspésien.
Cinq projets de recherche sont actuellement en cours dans le cadre des activités de la Station d’études montagnardes des Chic-Chocs. Photo : Luc Sirois
Résolution d’une énigme centenaire
À l’écart du va-et-vient des amateurs de plein air qui sont de plus en plus nombreux à fréquenter le parc, les équipes composées de professeurs et d’étudiants oeuvrent aux différents projets d’études initiés dans les deux dernières années. Francis Gauthier, en climatologie, Martin-Hugues Saint-Laurent, spécialiste du caribou, en écologie animale, et Thomas Buffin-Bélanger, au niveau de la géomorphologie fluviale, sont les trois autres professeurs actifs sur le terrain qui étaient parties prenantes de la demande de subvention initiale.
« Pour ma part, je travaille essentiellement en biogéographie des plantes et en écologie végétale, mais il y a aussi des recherches communes, comme celle sur le saule à bractées vertes, raconte Luc Sirois. On est en train de résoudre une énigme centenaire de ce saule endémique du mont Albert. »
Découvert en 1905 par le professeur Fernald, le saule à bractées vertes se retrouve dans les hauteurs du mont Albert et nulle part ailleurs. « Quelques années après, un autre chercheur a soutenu qu’il s’hybridait probablement avec un autre saule du mont Albert plus commun, explique le biologiste. Cette proposition-là n’avait jamais été vérifiée sur des bases moléculaires et génétiques; elle demeurait une énigme. »
L’étude menée avec le professeur Guillaume de Lafontaine et Alice Atikessé, une étudiante à la maîtrise, établit la géographie de l’hybridation des deux espèces. « On a aussi mis au jour des gènes qui constituent une barrière solide à l’intégrité biologique de ce saule-là qui est unique au monde, développe Luc Sirois. Le questionnement qu’on avait au départ c’était : le saule à bractées vertes est-il en train de se faire avaler par l’espèce avec laquelle il s’hybride ? Nos recherches suggèrent que non. »
L’étude en question devrait être, dans les prochains mois, la première publiée dans le cadre des activités de la station.
Unique au monde, le saule à bractées vertes ne pousse que dans les combes à neige du mont Albert, entre 900 et 1000 mètres d’altitude. Photo : Luc Sirois
Rôle de la Sépaq
Nécessairement, la recherche fondamentale, comme celle à la base de l’étude sur le saule à bractées vertes, anime une part des activités du laboratoire universitaire. Cela n’empêchera toutefois pas l’application de résultats qui pourraient servir à la Sépaq.
« Éventuellement, les connaissances qu’on développe vont percoler dans le programme d’éducation du parc, soutient le biologiste. On contribue au développement et à l’enrichissement du narratif du programme d’interprétation [de la Sépaq] », poursuit-il.
Au-delà du volet éducatif, la mission de sauvegarde du patrimoine naturel québécois de la Sépaq pourrait être mise à l’épreuve au cours des prochaines années, et ce, en raison de la progression des espèces exotiques envahissantes. « De plus en plus, on se rend compte qu’il y a des espèces qui envahissent des milieux vraiment fragiles, comme les pissenlits dans les combes à neige [des habitats où la neige persiste plus longtemps qu’aux alentours] du mont Jacques-Cartier », observe Juliane Fisette.
Pour parer à l’avancée de ces espèces – en grande partie transportées par les usagers via les sentiers, comme le souligne Luc Sirois – la Sépaq et la SEM ont entrepris d’en faire l’inventaire, en plus de cartographier le processus de colonisation qui se déroule. « Qu’est-ce qui va arriver quand certaines de ces plantes-là vont traverser la limite des arbres, où il y a beaucoup moins de compétition pour la lumière?, s’interroge le biologiste. C’est un enjeu de conservation assez chaud, car les plantes endémiques sont surtout là. »
De grandes ambitions
Bien que les premiers pourparlers ayant mené à la création de la SEM aient officiellement débuté il y a un peu plus de 10 ans, l’idée était en germe depuis déjà longtemps.
« J’ai eu cette étincelle-là au moment où le programme éducation et conservation démarrait dans le parc de la Gaspésie [en 1981] et que j’y ai été embauché en tant qu’étudiant », raconte l’homme originaire de Rimouski. Sept ans auparavant, une première ascension du mont Jacques-Cartier sera en outre marquante.
« Ç’a changé ma vie, assure celui qui, depuis, éprouve un profond attachement au territoire gaspésien. Encore aujourd’hui, l’environnement montagnard, ça demeure une fascination. »
À terme, Luc Sirois nourrit de grandes ambitions pour la station d’études. « On veut que la station fasse partie d’un réseau circumpolaire de stations de recherche, envisage le biologiste. Les milieux froids, pour les décennies et le siècle à venir, deviennent des régions stratégiquement importantes, pour des ressources, et qui sait, des refuges climatiques. »
Des ambitions qui, ultimement, correspondent à l’unicité du massif gaspésien. « La SEM, c’est aussi un projet de développement régional et un geste de reconnaissance de cet immense patrimoine qu’on a et qui mérite d’être partagé et valorisé », conclut le biologiste.