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9 février 2023 16 h 21

Château Lamontagne : « manoir seigneurial » d’un industriel au XIXe siècle

SAINTE-ANNE-DES-MONTS | D’un château à l’autre, nous traversons ce mois-ci au nord de la péninsule sur un cap surplombant le Saint-Laurent. Contrairement à « Dubuc » dans l’édition de novembre dernier de GRAFFICI, le Château Lamontagne est protégé au plus haut niveau : il est classé immeuble patrimonial par le gouvernement du Québec - chose rare - et a bénéficié d’une importante restauration dans les années 2000. Le bâtiment est également à l’abri de la mer par son positionnement géographique. Cette élévation rocheuse accentue d’ailleurs la grande anse de Sainte-Anne-des-Monts. En Gaspésie, c’est un des endroits les plus photographiés, et ce, depuis sa construction en 1873.

L’année 2023 marque ainsi le 150e anniversaire de construction de ce bâtiment iconique. Au faîte de sa puissance, Théodore-Jean Lamontagne s’inspire de sa maison natale, un petit cottage de style anglo-normand à Saint-Gervais dans Chaudière-Appalaches. À ce moment, il est citoyen de Sainte-Anne-des-Monts depuis plus de 20 ans déjà. Il est devenu le leader de sa communauté. Il est de tous les combats pour que le village ait des infrastructures absolument nécessaires à son développement économique, notamment un port de mer. D’ailleurs, il se rendra lui-même à Ottawa pour plaider la cause.

Le docteur en histoire Mario Mimeault a consacré une partie de son oeuvre à la famille Lamontagne, tant au niveau familial que commercial. Théodore-Jean Lamontagne 1833-1909 ainsi que L’Exode québécois sont deux ouvrages incontournables pour comprendre le XIXe siècle, non seulement en Gaspésie, mais bien en Amérique du Nord.


Le Château Lamontagne a été construit il y a 150 ans, en 1873. Photo : Musée de la Gaspésie, Fonds Famille Théodore-Jean Lamontagne

Dans le sillage de William Price

Lamontagne arrive en Gaspésie au moment où débute l’industrie forestière de haute envergure. Le célèbre William Price est l’instigateur d’un important chantier de coupe dans l’arrière-pays de Cap-Chat. Théodore-Jean sera un de ses « lieutenants ». L’usine de Cap-Chat devient vite une des plus importantes et plus rentables scieries du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie, après celles de Rivière-du-Loup et Rimouski. Les forêts de pins sont alors essentielles pour maintenir la flotte de la Royal Navy. Lamontagne est donc formé à la meilleure école qui soit. Rapidement, il comprend qu’il doit fonder sa propre société industrielle. Puis, il fait fortune.

Bien que le peuplement du nord-ouest de la Gaspésie débute à la fin du XVIIIe siècle, il se structure vers 1830, avec le redéveloppement de la seigneurie de Sainte-Anne. Mais, c’est véritablement sous l’ère Lamontagne que la population s’accroît, ce qui permet l’apparition d’une vie villageoise : le self-made man natif du comté de Bellechasse génère un important développement économique (forêt, pêche, commerce en gros et au détail). Lamontagne acquiert judicieusement un actif foncier considérable en Gaspésie, au Bas-Saint-Laurent et sur la Côte-Nord. Il applique ainsi les principes de base du capitalisme. Sans complexe de sa concurrence anglo-normande et anglosaxonne, il fonde une entreprise à la hauteur de celle-ci et parfois bien au-delà.

Le château qu’il érige à l’embouchure de la petite rivière Sainte-Anne semble être un contrepoids au manoir seigneurial se trouvant alors à la grande rivière Sainte-Anne. En 1873, la seigneurie est la propriété des Le Boutillier. Qu’à cela ne tienne, Lamontagne construit son propre « manoir » sur un lieu de carte postale. C’est littéralement ce qu’il advient dans les décennies qui suivent la construction. Un des plus célèbres photographes du château sera Marius Barbeau en 1918. C’est d’ailleurs avec les conseils de la petite-fille de Théodore-Jean, Blanche Lamontagne, que Barbeau effectuera son premier voyage d’enquête en Gaspésie.

La tourmente économique

Ironie de l’histoire, la « grande maison » Lamontagne fut construite in extremis. L’année 1873, rappelle Mario Mimeault, marque l’apparition d’une crise financière internationale qui débute dans l’Empire austro-hongrois, alors une des puissances mondiales au niveau économique et financier. Comme il arrivera avec la récente crise de 2008, des hypothèques faciles à obtenir reposant sur des bases peu solides déstabilisent le système financier. Rapidement, par un effet de dominos, la crise devient concrète pour toutes les économies
occidentales.

Étant intégré économiquement à la Grande-Bretagne, le Canada subit de lourdes conséquences, notamment en raison du capital provenant des grandes banques d’Angleterre. Ces dernières retirent leurs investissements extérieurs afin de se renflouer. Les billets de banque deviennent rares. À court de liquidités et très limité dans les emprunts bancaires, la « Théodore-Jean Lamontagne et Compagnie » amorce alors son déclin. Ayant toutefois les reins plus solides que bien d’autres et possédant de nombreuses relations d’affaires qui savent le guider judicieusement, écrit M. Mimeault, il évitera le pire, contrairement à des centaines d’entreprises à travers le Canada qui vont disparaître dans cette tourmente économique sans précédent.

Bien que l’empire Lamontagne réussisse à traverser cette première grande dépression du capitalisme occidental – qui s’achève vers 1896 – l’entreprise annemontoise, toutefois, ne sera plus que l’ombre de ce qu’elle a été. Néanmoins, les exportations de bois se poursuivent sur les marchés européens. Ces opérations permettent à Lamontagne de conserver la « grande maison », lieu qui lui servira sans doute d’attribut du pouvoir lorsqu’il sera maire dans les années 1880.

Un des fils de Lamontagne étant prêtre, un titre hypothécaire « sacerdotal » est consenti à ce dernier pour l’obtention d’une rente viagère. L’immeuble étant ainsi grevé, nous apprend M. Mimeault, cela évitera au Château de passer aux mains des créanciers du chef de la famille. Cette obscure hypothèque sera également l’obstacle à un projet de vente destiné à Henry Hogan de Montréal en 1894.


Théodore-Jean Lamontagne. Photo : Musée de la Gaspésie, Fonds Famille Théodore-Jean Lamontagne

Un riche patrimoine à préserver

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les rivières à saumon gaspésiennes sont assurément le plus important « produit d’appel » touristique. Au tout début du XXe siècle, ce sont des Londoniens qui possèdent la Sainte-Anne. En marge de leur voyage de pêche, ils ne manquent jamais de séjourner au château de leur ami Théodore-Jean, grand pêcheur lui-aussi. Aujourd’hui, les descendants de Lamontagne ont conservé de précieux témoignages de cette époque, des présents étant parfois remis au prestigieux hôte annemontois.

Durant quelques décennies au milieu du XXe siècle, l’industriel Omer St-Pierre permettra au manoir du Cap-aux-Groseilliers de se maintenir et de conserver sa superbe. M. St-Pierre sera également le dépositaire d’un large fonds d’archives des Lamontagne, notamment épistolaires, qui est aujourd’hui conservé au Musée de la Gaspésie. Il s’agit de documents exceptionnels qui permettent de connaître intimement le clan de Théodore-Jean Lamontagne, disséminé aux quatre coins de l’Amérique du Nord. Mario Mimeault a étudié ces milliers de pages qui ont permis l’écriture de deux livres magnifiques, desquels cette chronique est redevable.

De chez-moi, il m’est agréable de contempler ce « château » qui contribue au patrimoine de la Gaspésie toute entière. L’éclairage nocturne extérieur y est particulièrement réussi. L’actuel propriétaire, Stéphane Cloutier, y opère une auberge et un restaurant dont la réputation s’étend très largement au-delà de nos frontières. L’actuelle administration maintient ainsi une entreprise dans ce lieu qui fut à l’origine le siège social de l’empire Lamontagne, une des plus importantes entreprises du XIXe siècle détenue par des intérêts francophones.