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5 juin 2024 15 h 34

Des mots, des notes et des images; Louis Bérubé

Le legs de Louis Bérubé pour le monde des pêches raconté par Gaétan Myre

GASPÉ | Le nom de Louis Bérubé a un peu sombré dans l’oubli dans la grande fresque qu’est l’histoire de la Gaspésie. Et pourtant, cet agronome de formation a été l’une des figures marquantes permettant de changer les paradigmes de la pêche au Québec au XXe siècle.

Il a été le seul acteur à être aux premières loges comme accompagnateur du mouvement coopératif des pêcheurs gaspésiens. Il a aidé ces vaillants travailleurs de la mer à s’émanciper des compagnies anglo-normandes qui contrôlaient le marché depuis le XVIIIe siècle, en plus d’être considéré comme le créateur de l’enseignement halieutique au Québec.

Un autre érudit du monde des pêches, Gaétan Myre, s’est intéressé au personnage et a plongé tête première en 2013 dans environ 5000 photographies et 150 mètres linéaires d’archives familiales soigneusement conservées, qui aboutiront ultimement au livre Louis Bérubé : le renouveau de la pêche québécoise au XXe siècle paru l’an dernier et dont les lancements ont été organisés jusqu’à encore tout récemment.

« C’est un pan méconnu, mais vraiment très important de l’histoire gaspésienne, parce que la pêche a été et est omniprésente. C’est vrai que c’est pratiquement un inconnu dans la région », concède d’emblée l’auteur. Quelques discrètes mentions soulignent son héritage. Le bâtiment abritant les bureaux régionaux du MAPAQ sur la montée de Sandy Beach à Gaspé porte son nom, tout comme une rue à Rimouski et un bateau de patrouille de Pêches et Océans Canada. Ces honneurs patronymiques ne rendent toutefois peut-être pas justice à la grandeur de l’homme.

Synchronicité

Diplômé de l’ÉPAQ – l’École des pêches et de l’aquaculture du Québec à Grande-Rivière – et ayant étudié à l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes de France, Gaétan Myre a une riche expérience sur le terrain, ayant passé une partie de sa carrière à amariner des futurs loups de mer au Maghreb et en Afrique de l’Ouest.

Associé avec l’ÉPAQ de 1967 jusqu’en 2007 – au moment de sa retraite – il a été un temps conseiller technique à l’Association des capitaines propriétaires de la Gaspésie. Il est donc bien placé pour comprendre l’impact de son sujet sur le monde des pêches. Son ouvrage est d’ailleurs un condensé bien documenté d’un moment charnière dans l’histoire.

Rappelons qu’en 1922, Ottawa a laissé la gestion des pêches maritimes à Québec, avant d’en reprendre les rênes en 1984, sur fond de tensions constitutionnelles entre les ministres fédéral Pierre de Bané et québécois Jean Garon; la fameuse querelle « de Bané-Garon ». Louis Bérubé, lui, sera aux premières loges pour assister – dans les deux sens du terme – à la transition qui s’opère sur le terrain.

« Il a travaillé pendant 60 ans et sa carrière correspond presque exactement à cette période. C’est le seul protagoniste qui a été impliqué du début à la fin avec le mouvement coopératif des pêcheurs en Gaspésie », résume Gaétan Myre.


Au Cambodge, en 1956, Louis Bérubé examine la production de poisson séché. Photo : Archives de la Côte-du-Sud

Une vie coopérative

Louis Bérubé (1897-1980) est né à Saint-Philippe-de-Néri au Bas-Saint-Laurent et a fait son cours classique au séminaire de Rimouski. Il s’inscrit en 1918 à l’École d’agriculture de Sainte-Anne-de-la-Pocatière en agronomie, avec une spécialisation en économie rurale et en coopération : deux choix qui l’habiteront toute sa vie.

À peu près au même moment où il obtient son diplôme, en 1921, le projet de créer des coopératives de pêcheurs voit le jour, dans la foulée de l’arrivée de la première caisse Desjardins en Gaspésie à Maria, en 1908, et de celle des coopératives agricoles de la Gaspésie.

Il est décidé qu’avec le transfert des compétences pour la gestion des pêches vers le provincial, le modèle coopératif était le meilleur moyen de s’extirper du joug des entreprises extérieures présentes dans l’est du Canada actuel depuis la fin du XVIe siècle – et à partir de 1766 en Gaspésie avec la compagnie Robin – et qui entraînent « pauvreté, misère et abus de pouvoir », dixit Gaétan Myre dans son ouvrage.

En parallèle, après un passage au ministère de l’Agriculture, Louis Bérubé est transféré en 1923 au Service de chasse et pêche du ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, pour fonder et encadrer les premiers syndicats coopératifs de pêcheurs en Gaspésie.

Il est au-devant de la scène pour assister en 1923 à la création des deux premières coopératives de pêcheurs fondées pas seulement au Canada, mais également sur la côte est des États-Unis, à Cap-des-Rosiers et à Saint-Maurice. Quatre autres verront le jour en septembre et en octobre à Carleton, Cap-aux-Os, L’Anse-aux-Gascons et Newport.

Louis Bérubé est curieux et a soif d’en apprendre davantage. Dès 1924, il se rend par exemple au College of Fisheries de Seattle, la seule faculté de pêche en Amérique du Nord à l’époque. Plus tôt, il s’était rendu à l’École des hautes études commerciales de Montréal (HEC). Plus tard, il ira au Massachusetts Institute of Technology (MIT).

Il se rendra également à Vancouver visiter des marchés de poisson et une usine de transformation; à Los Angeles rencontrer des cadres d’une entreprise d’oranges de marque bien connue; à San Diego pour voir quelques conserveries de sardines; en Oregon pour une conserverie de
saumon. Il ne peut que constater les retards de la Gaspésie.

Sauf que sur le terrain, le capital manque pour les nouvelles coopératives et le mouvement ne fait pas le poids contre des compagnies telles que celle des Robin. Elles tombent les unes après les autres, sauf celle de Carleton (1923-1989). Louis Bérubé avouera lui-même que la science de la coopération n’était pas bien comprise et que les fondateurs étaient incompétents, lui compris. Des enjeux politiques et financiers ont aussi contribué à cet échec initial, mais qui fera des petits un peu plus tard.

Gaétan Myre met toutefois le tout en perspective et rappelle l’ampleur de la tâche qui avait été confiée au jeune homme. « Pendant les 15 premières années de sa carrière, il était solitaire. Imaginez que vous êtes tout seul pour développer le monde des pêches. Ça paraît irréel aujourd’hui, mais c’est ce qui est arrivé. »

Louis Bérubé passera au privé dès 1926 dans sa propre entreprise de négoce de pêche, et ce jusqu’en 1933, année où il revient au ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries pour développer le marché national du poisson frais et congelé, tout en enseignant l’halieutique à son alma mater de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, ce qui est vraisemblablement une première au Québec.


Louis Bérubé sur une barge de pêche à Gascons, vers 1935. Photo : Archives de la Côte-du-Sud

Former la relève

Encore au début du XXe siècle, les ressources marines sont partagées avec la colonie britannique de Terre-Neuve, les provinces maritimes et les flottes de pêche européennes. Les Gaspésiens sont peu ou pas scolarisés. L’enseignement et le partage des connaissances sera l’une des clés de voûte pour Louis Bérubé.

En 1938, il participe à la fondation de l’École supérieure des Pêcheries à Sainte-Anne-de-la-Pocatière (où il enseignera jusqu’à sa retraite, en 1962). Neuf mois plus tard, naît le Service social économique, dont Louis Bérubé sera l’adjoint. L’organisation est chargée de fonder des syndicats coopératifs. Cette deuxième vague s’appuie sur la première, mais en tentant d’éviter les erreurs du passé. Elle sera plus fructueuse et mènera notamment à la création des Pêcheurs-Unis de Québec en 1940, une fédération coopérative qui a contribué à améliorer les conditions de vie des pêcheurs.

L’homme ne s’arrêtera pas là. Il aidera à mettre sur pied l’École d’apprentissage en pêcheries de Grande-Rivière en 1948, qui changera de nom plusieurs fois au fil des décennies pour devenir l’ÉPAQ, qu’il a dirigée pendant 10 ans. Il a d’ailleurs été l’un des premiers experts de la francophonie à s’engager en coopération internationale dans les pêches.

« Son grand mérite est d’avoir permis aux pêcheurs gaspésiens d’accéder à la modernité et d’en arriver à contrôler une industrie jusque-là dominée par des compagnies d’origine étrangère », note Gaétan Myre. Ce legs d’enseignement, avec celui du mouvement coopératif, a laissé des traces jusqu’à aujourd’hui. « Cet épisode coopératif fut une parenthèse entre le capitalisme sauvage des compagnies anglo-normandes et un nouveau capitalisme, plus local. »

L’auteur a aussi pu réaliser 25 entrevues avec des diplômés de l’École supérieure des pêcheries de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, des professeurs et des chercheurs. « C’est une période pas très connue, parce que pas très étudiée car c’est relativement récent. Mais l’avantage, c’est qu’il y a encore des témoins oculaires. C’est un terreau un peu vierge, avec beaucoup de changements, d’une pêche archaïque jusqu’à l’arrivée des chalutiers, ce qui a été une révolution. »

Par ailleurs, Louis Bérubé a connu une riche carrière dans les pays en voie de développement en fin de parcours et après sa retraite : Cambodge, Sri Lanka, Malaisie, Inde. Gaétan Myre ignorait à quel point sa carrière internationale avait été vaste en se lançant dans ses archives personnelles. Fait intéressant, les deux hommes ont contribué au développement de l’halieutique à l’étranger, en plus d’être fortement liés à l’ÉPAQ tout au long de leur vie.

Louis Bérubé : le renouveau de la pêche québécoise au XXe siècle est édité par la Société d’histoire et de généalogie de la Côte-du-Sud. L’ouvrage est disponible dans la plupart des librairies de la région et certaines institutions muséales et historiques. Le premier tirage de 300 exemplaires est déjà écoulé, mais il est toujours possible de se procurer l’un de ceux de la réimpression, tirée à 200 exemplaires. Il s’agit d’une occasion en or de se plonger dans l’histoire récente, fascinante et magnifiquement synthétisée, avec à l’appui des centaines de supports visuels.

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