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13 septembre 2023 14 h 15

Dossier 2/3 – Surpêche, phoques et hivers froids ont fait basculer le stock de morue

Gilles Gagné

Journaliste

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NEWPORT | Trois facteurs ont fortement contribué au déclin des stocks de morue en Atlantique et dans le golfe Saint-Laurent, affirmait Alain Fréchet, biologiste de l’Institut Maurice-Lamontagne, à Mont-Joli, lorsque questionné à l’occasion d’un documentaire réalisé par Gaspa en 2005.

Il avait indiqué que la surpêche, la prolifération débridée des phoques et une succession d’hivers froids entre 1985 et 1995 s’étaient juxtaposés pour entraîner un déclin qui dure toujours. Les hivers froids avaient donné des morues plus chétives.

Roch Lelièvre, président de la firme Lelièvre, Lelièvre et Lemoignan, se souvient qu’un nombre considérable d’usines fraîchement rénovées ou neuves, en marge d’une querelle entre les ministres fédéral et québécois, appelée la « guerre de Bané-Garon », avait incité les pêcheurs à accélérer le pas pour alimenter l’industrie de la transformation.

« Il y avait toutes ces usines qui voulaient de la morue pour justifier leur existence », résume M. Lelièvre. Pierre de Bané, ministre fédéral des Pêches et des Océans, et Jean Garon, ministre québécois de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, s’étaient livré une dure bataille pour montrer quel gouvernement était le meilleur, dans la foulée des tensions constitutionnelles entre Québec et Ottawa au début des années 1980.

Un pêcheur, qui repense au contexte des années 1980 à 1995 avec un stress qui l’incite à garder l’anonymat, se souvient du contexte.

« Les pêcheurs semi-hauturiers voulaient capturer 700 000 à 800 000 livres par année, et ça poussait pour faire partie du club des millionnaires. Pas millionnaires en argent, mais millionnaires en prises. Les scientifiques voulaient diminuer les quotas bien avant le moratoire, parce qu’ils savaient que la ressource ne pouvait fournir ces quantités-là. La politique s’en mêlait aussi, parce qu’il aurait été mal vu de couper les quotas avant des élections », se souvient-il.

Le Parti progressiste-conservateur, par le biais du ministre Tom Siddon, a ainsi augmenté le quota en 1988, année électorale, à 127 900 tonnes de morue dans l’est du pays, comparativement à 125 500 tonnes en 1987, même si les prises avaient chuté d’au moins 25 % depuis 1985.

Au printemps 1997, pendant la campagne électorale qui débouchera sur le scrutin du 2 juin, le ministre Fred Mifflin accorde un quota de 6000 tonnes pour le Canada atlantique, Québec inclus, après trois ans de moratoire complet. Pêches et Océans augmentera même ce quota jusqu’à 13 000 en 2002, avant de retraiter avec un second moratoire en 2003.

Comme si la notion de moratoire peinait à se frayer un chemin dans l’esprit des gestionnaires à Ottawa, un quota de 3000 tonnes est accordé dès 2004, et il faudra attendre 2022 avant un retour à un moratoire strict, bien que des contingents symboliques de 1000 tonnes aient ponctué 2019, 2020 et 2021.


Réginald Cotton assure que le sébaste ne réglera pas tous les maux des pêches commerciales. Photo : Jean-Philippe Thibault

Une culture à changer, assure Réginald Cotton

Pêcheur commercial pendant près de 50 ans, dont les 30 premières dans le poisson de fond, Réginald Cotton, de Rivière-au-Renard, avoue avoir été sceptique quand le moratoire a été imposé en 1993, lui qui pêchait dans le sud et le nord du golfe Saint-Laurent.

« J’étais sceptique parce que j’avais alerté le gouvernement au début des années 1990. On ne voyait plus de morue dans les endroits conventionnels », aborde-t-il. Le pêcheur voyait aussi des évaluations de stocks dans des lieux où il n’y avait jamais eu de morue.

Réginald Cotton note qu’un peu tout le monde était incrédule devant l’ampleur de la crise, notamment parce que de bonnes années de captures avaient été enregistrées au Québec jusqu’en 1987.

« La chute a été tellement rapide. Bien des mesures ont été néfastes pour notre industrie; les phoques sont encore là et c’est pire que jamais », résume-t-il.

Il est resté dans les pêches en acquérant un quota de crevette, une espèce qui éprouve des difficultés dernièrement.

La population de phoques a décuplé dans le golfe et l’est atlantique, entre les apparitions spectaculaires de Brigitte Bardot aux Îles-de-la-Madeleine au milieu des années 1970, et nos jours.

Il plaint conséquemment la nouvelle ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne, Diane Lebouthillier, qui aura de graves décisions à prendre au cours des prochains mois.

« Qu’est-ce qu’elle va faire avec ces patates chaudes que sont la crevette, le turbot et le sébaste? J’aime mieux être dans mes souliers que dans les siens », dit-il.

En vertu d’une biomasse d’un peu plus de quatre millions de tonnes dans le golfe Saint-Laurent, le sébaste dépasse en masse totale toutes les autres espèces réunies. La réouverture de sa pêche, vue comme un moyen de freiner le déclin de la crevette, sera compliquée, prévient Réginald Cotton.

« C’est une industrie à rebâtir, de la capture jusqu’aux marchés. Je crains de voir la reprise de la pêche au sébaste en fonction d’un modèle où les pêcheurs vont remplir leurs bateaux alors que les usines ne le prendront pas. La pêche, c’est devenu une culture, aller au large, revenir, faire travailler les employés d’usines. Si on le pêche comme avant pour faire du bloc [de sébaste congelé], on ne sera pas payé. J’ai vécu l’époque où les usines rationnaient les quantités au débarquement. Même avec l’abondance actuelle de sébaste, si on pêche comme avant, ça ne marchera pas. »

Celui qui a aussi été conseiller municipal à Gaspé revient d’ailleurs tout juste d’Europe et remarque que les pêcheurs outre-Atlantique capturent plusieurs espèces – entre 6000 et 10 000 livres – qui sont dans un état impeccable.

Le vétéran du monde de la pêche en a profité pour leur expliquer que de ce côté-ci de l’océan, ce sont plutôt 30 000, voire 35 000 livres ou même 60 000 livres par voyage. « Ils trouvent ça très abondant. Si on ne change pas les pratiques, tout le monde, pêcheurs et consommateurs, on va encore frapper un mur. Il faut miser sur la qualité », soutient M. Cotton.

« On a perdu 10 ans, avec le sébaste, ajoute-t-il. La pêche devrait être reprise. Le poisson n’atteint pas 22 centimètres, la taille commerciale officielle, parce qu’il y a trop de sébastes. Des changements s’imposent dans notre façon de voir. Je suis allé au Portugal, il y a plusieurs années. Dans mon assiette, on m’a servi un poisson entier, de la tête à la queue. C’était excellent. Il n’y a pas que le filet sur le poisson. Prendre juste le filet mène au gaspillage. Il faut s’assurer de la pérennité des stocks. Je n’entends pas beaucoup de monde parler de ça, miser sur la qualité. Ils le font ailleurs. Ceux qui font du bloc seront payés encore en cennes noires! »

Pour lire la première partie du dossier :
Dossier 1/3 – Moratoire sur la morue dans le golfe Saint-Laurent : 30 ans et pas d’amélioration en vue
Dossier 3/3 – Le déclin de la morue