GRAFFICI a 20 ans en 2020!
À l’occasion des 20 ans de GRAFFICI, l’équipe du journal rappelle quelques-uns des reportages ou des moments qui ont marqué l’histoire de la publication en générant, dans le cas des articles, un intérêt particulier chez ses lecteurs. Cette fois, Lila Dussault revient sur la question des paysages gaspésiens, qui avait été explorée en 2000 par notre chroniqueur culturel de l’époque, le regretté Serge Arsenault. Notre journaliste fait également un retour sur la tentative de quatre municipalités de la Haute-Gaspésie de se prévaloir du statut de «paysage humanisé».
Ces paysages qui nous racontent
GASPÉ | En décembre 2000, le chroniqueur culturel Serge Arsenault rapportait dans les pages du journal, alors naissant, les détails du premier colloque sur les paysages gaspésiens. Vingt ans plus tard, GRAFFICI s’est questionné: qu’advient-il des horizons si emblématiques de la péninsule?
«Le paysage gaspésien est-il une ressource naturelle qu’il faut protéger? Est-il menacé? Peut-on concilier développement et conservation des paysages?» Ainsi débutait l’article intitulé Paysages et pays sage de Serge Arsenault, alors coordonnateur du Conseil de la culture de la Gaspésie. Décédé après avoir mené une longue lutte contre le cancer, ce dernier refusait d’opposer développement et préservation. «C’est une erreur de polariser le débat», avisait le chroniqueur. «Les deux peuvent très bien cohabiter, c’est une question de volonté et de planification.»
Les années de gloire des paysages d’ici
La notoriété du paysage gaspésien ne date pas d’hier. Vers 2010, elle refait surface en grande pompe lorsque la région est citée à plusieurs reprises parmi les plus belles destinations au monde par le prestigieux magazine National Geographic, remportant même la troisième place en 2009.
Au même moment, la Conférence régionale des élus Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine(CRÉGÎM) dote la péninsule d’une politique-cadre sur le développement durable. «Il y avait un contexte de crise qui n’était pas tellement loin, avec la disparition du poisson de fond, la crise de la morue, la fermeture de la mine Gaspé à Murdochville, la fermeture de la Gaspésia à Chandler, celle de la Smurfit-Stone à New Richmond et la crise forestière», énumère Aurélien Bisson, à l’époque mandaté de travailler sur cette politique. «La CRÉGÎM était préoccupée par la préservation de l’industrie touristique, parce que c’était, à ce moment-là, ce qu’il y avait de plus stable», se remémore-t-il.
Éviter la banalisation
En 2013, la CRÉGÎM va de l’avant en élaborant, en collaboration avec des aménagistes de chaque MRC, une première Charte des paysages de la Gaspésie. Celle-ci vise tout d’abord à éviter une dévalorisation du cadre paysager du territoire. «On pourrait penser que c’est impossible que ça arrive, mais c’est déjà arrivé», soutient M. Bisson, alors chargé de projet pour la rédaction de la charte. «Il y a eu des gestes qui ont été posés sur le paysage[par le passé]et qui le banalisent par rapport au reste du Québec. Ils font en sorte que certaines parties de notre territoire ressemblent de plus en plus à des coins de la banlieue de Montréal, par exemple.»
Or, pour ce Gaspésien originaire de Grande-Rivière, le paysage n’est pas seulement un facteur d’attraction touristique; il favorise aussi l’enracinement des nouveaux arrivants, ce dont la région avait alors grandement besoin.
Gaspé, championne de la gestion des paysages
En 2014, le gouvernement libéral de Philippe Couillard annonce l’abolition de la CRÉGÎM et la Charte des paysages de la Gaspésie est mise à la disposition des MRC. C’est dans cette foulée que la Ville de Gaspé décide de se démarquer en devenant, en 2015, la première ville au Québec à se doter de sa propre charte des paysages. Le projet, qui inclut une vaste consultation publique et même un concours de photos, aboutit à un texte qui est par la suite intégré au plan d’urbanisme de la municipalité. «Ça a permis d’identifier quels paysages étaient importants et significatifs pour les citoyens», se rappelle Marc Dupont, coordonnateur de l’urbanisme, de l’aménagement du territoire et de l’environnement à la Ville de Gaspé, qui était alors inspecteur pour la municipalité.
Les citoyens ont pu voter pour leurs paysages favoris lors de la création de la Charte des paysages de Gaspé en 2015. Photo : Lila Dussault
La lutte de l’Estran pour humaniser son paysage
GASPÉ | Au début des années 2000, quatre villages du côté nord de la Gaspésie souhaitent protéger leur territoire en misant sur la préservation des paysages. Si une épopée de 12 ans pour obtenir le statut de «paysage humanisé » se solde par un échec, les principaux intéressés ont toujours ce rêve à cœur.
«En 2002, on a compris qu’il y avait un grand avantage à choisir le paysage humanisé parce qu’il nous donnerait un statut », explique Jean-Claude Côté, l’un des porteurs du projet rassemblant les municipalités de Petite-Vallée, Grande-Vallée, Cloridorme et Sainte-Madeleine-de-la-Rivière-Madeleine, soit l’Estran.
En effet, cette désignation, alors nouvellement adoptée par le ministère de l’Environnement et de la Lutte aux changements climatiques, prévoit la protection d’un territoire habité d’une grande biodiversité et dont les paysages ont été façonnés par la présence humaine.
Cette nouvelle ambition s’inscrit dans une continuité pour la région qui s’est dotée depuis quelques années déjà d’objectifs en environnement, en démographie et en économie par le biais d’un projet citoyen appelé Estran Agenda-21.
Préserver autrement
«Pour beaucoup de gens encore, l’Homme n’a rien à faire dans les aires protégées », lance d’entrée de jeu Vincent Gerardin, fonctionnaire retraité autrefois responsable de la mise en place de la stratégie québécoise sur les aires protégées. «C’est une vieille histoire qui remonte à Yellowstone », ajoute t-il en faisant référence au plus ancien parc national au monde situé aux États-Unis. « En 1860, la première chose que l’on a faite en [le] créant, ç’a été de mettre les autochtones à la porte », déplore l’homme qui a accompagné l’Estran en 2006 dans le dépôt de son dossier de candidature en vue de l’obtention du statut de paysage humanisé.
M. Gerardin ne pense pas qu’il faille exclure l’humain pour pouvoir préserver l’horizon, une pratique typiquement nord-américaine selon lui. «L’un des problèmes derrière tout ça, c’est le concept de nature », croit-il. «En Amérique du Nord, la nature, c’est la nature sauvage. Je suis d’accord, mais dans beaucoup de pays ailleurs [dans le monde], il y a plusieurs territoires très habités », soutient-il. «Prenons un parc national français comme celui des Cévennes, illustre l’ancien fonctionnaire. C’est un territoire où il y a de l’agriculture, de la foresterie et où le gouvernement intervient de manière intensive pour maintenir la qualité des paysages et la vie économique des localités. »
Une attente interminable
À ce jour, aucun territoire du Québec n’a obtenu le statut de paysage humanisé, malgré de nombreuses candidatures. Cela inclut l’Estran qui a abandonné le projet en 2014, huit ans après le dépôt de son projet.
«Là-bas, au ministère, c’était un va-et-vient entre les gens de l’Estran et les gens de Québec. Il y avait toujours quelque chose qui bloquait », se souvient Jean-Claude Côté. «Les gens d’ici se sont mis à douter à cause de cette lenteur-là », regrette l’octogénaire, anciennement maire de Grande-Vallée. Vincent Gerardin, pour sa part, admet l’échec gouvernemental. «Le ministère de l’Environnement n’a jamais donné de suite concrète, pratique, ni même une réflexion très développée sur la place des paysages humanisés dans le volet des aires protégées au Québec », reconnait-il. S’ajoute à son avis un manque de volonté au niveau régional. «Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu des efforts […], mais les petites municipalités (de l’Estran) n’étaient pas vraiment prêtes ou n’ont pas cru bon de harceler le gouvernement. »
Du cœur aux idées
Malgré l’échec du projet, les deux hommes continuent de caresser le rêve d’une plus grande protection du patrimoine gaspésien. «La proposition derrière tout ça […] c’était qu’un jour, toute la côte nord de la Gaspésie, ou même toute la Gaspésie riveraine, puisse faire partie d’un grand projet de paysage humanisé, ce qui rehausserait la qualité de ses paysages, revaloriserait ce qui doit l’être et aurait des retombées économiques très intéressantes», explique Vincent Gerardin. «Le paysage humanisé est une idée profondément humaine, avec beaucoup de respect pour le monde rural et la beauté des paysages qu’il a créés», complète-t-il.
Jean-Claude Côté, ancien maire de Grande-Vallée, a porté le projet de paysage humanisé de l’Estran pendant près de 12 ans. Photo : Offerte par Jean-Claude Côté
En 2009, la péninsule gaspésienne a été listée troisième plus belle destination au monde par le prestigieux magazine National Geographic. Photo : Lila Dussault