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15 septembre 2022 14 h 56

L’ALIMENTATION DE PROXIMITÉ EN GASPÉSIE : réussite et secteur municipal (partie 2/3)

Gilles Gagné

Journaliste

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Se nourrir. Derrière ces deux mots simples à la base de la pyramide de Maslow sur les besoins essentiels se cachent des dynamiques complexes qui se déploient différemment selon les réalités géographiques internationales, nationales, régionales et locales. Tous n’ont pas le même accès à la nourriture, que ce soit en raison des revenus disponibles et du prix des aliments, ou tout simplement parce que l’offre est moins variée à certains endroits. L’équipe de GRAFFICI s’est intéressée à quelques enjeux touchant l'alimentation dans l'ensemble de la Gaspésie.

 

Une réussite en matière d’alimentation de proximité : le Marché St-Laurent de Nouvelle

NOUVELLE | Avec six supermarchés situés dans un rayon de 40 kilomètres, si on compte les grandes surfaces néo-brunswickoises de Campbellton et d’Atholville, le Marché St- Laurent de Nouvelle constitue la mesure-étalon prouvant qu’il est possible pour une épicerie de taille intermédiaire de rivaliser avec les joueurs majeurs.

Nouvelle compte 1782 habitants. Une partie de cette population s’approvisionne dans les supermarchés des municipalités avoisinantes, de Carleton, Maria, Pointe-à-la-Croix et au Nouveau-Brunswick. Pourtant, le Marché St-Laurent réussit aussi à attirer une partie des habitants des communautés périphériques.

Les propriétaires Pascal Thibodeau et Jonathan Landry y arrivent, disent-ils, parce qu’ils suivent les traces des fondateurs, les membres de la famille St-Laurent, dont Richard, ex-propriétaire.

« Ça date de loin. Les St-Laurent ont été les précurseurs dans les mets cuisinés. Dans les années 1970, le père de Richard avait commencé à faire des petites pizzas. À l’époque, ce n’était pas courant. Richard et son frère Marcel ont continué là-dedans », précise Pascal Thibodeau.

Minimiser les pertes constitue aussi un moyen déterminant de connaître du succès dans un secteur où les marges bénéficiaires sont minces.

« Il faut miser sur la récupération des aliments. Un sac de patates brisé contient peut-être trois ou quatre patates qui ne sont plus bonnes. Le sac n’est pas vendable, mais on peut faire une tourtière avec les autres patates. C’est la même
chose pour la viande ou pour des légumes un peu déformés, pas attrayants sur les tablettes, mais bons dans les recettes. Un pied de céleri un peu mou sera bon dans une sauce à spaghetti », explique M. Thibodeau, boucher de formation.

La boucherie du Marché St-Laurent constitue d’ailleurs un point fort de l’établissement, un aimant pour bien des clients vivant ailleurs qu’à Nouvelle. Peu d’épiceries font leurs propres charcuteries. On y trouve aussi une importante sélection de bières de microbrasseries.

« On garde aussi une bonne place aux produits de Gaspésie Gourmande. J’ai toujours eu un attachement à ça. Ça encourage des gens de la région, et ce sont aussi nos clients. Marcel Landry et sa conjointe Patsy, quand ils viennent
livrer des patates, ils remplissent aussi un panier d’épicerie, même s’ils demeurent à Carleton. On a commencé les bières de microbrasseries avant les rénovations de 2015. On a acheté un “frigidaire” pour ça. Jonathan s’en occupe, il a développé une passion pour ces bières. On a toutes les sortes de la Gaspésie. C’est un beau coin de notre épicerie », explique Pascal Thibodeau.

Un autre secret de réussite? « Ça prend de la constance, de la rigueur. Tu ne peux pas dire une semaine : “Ça ne me tente pas de faire des saucisses”. Quand le client vient, il faut en avoir. On essaie d’avoir tout le temps nos produits vedettes », note-t-il.

La marge d’erreur est faible en alimentation, ce qui peut expliquer pourquoi certaines épiceries ne passent pas la rampe. « Une marge bénéficiaire de 3 %, c’est bon. C’est souvent plus proche de 1 %. Tu ne peux pas faire beaucoup d’erreurs dans un contexte comme ça », assure Pascal Thibodeau.

Avec Jonathan Landry et Danielle St- Laurent, soeur de Richard, M. Thibodeau a acquis l’épicerie en 2009, soit 10 ans après la construction du bâtiment principal dans lequel loge le commerce. Richard St-Laurent avait démontré passablement de cran en déménageant dans un bâtiment neuf, en 1999. Son marché gardait tout de même une taille intermédiaire, alors que la mode passait résolument aux grandes surfaces.

Pascal Thibodeau, Jonathan Landry et Danielle St-Laurent, qui a pris sa retraite en 2021, ont fait preuve du même cran en 2015, quand ils ont ajouté 720 pieds carrés à leur bâtiment, un investissement de 1,1 million de dollars.

« On avait besoin de cet espace. C’est venu juste avant l’expansion du supermarché Metro de Carleton. Quand le Metro a été prêt, les gens de notre bannière, Richelieu, avaient peur que nos ventes baissent. Elles ont baissé de 2000 $ la première semaine, et de 1000 $ la deuxième semaine. Après ça, nos ventes ont augmenté de 3000 $ durant la troisième semaine. Les gens de Richelieu ne comprennent pas toujours ce qui se passe ici. On progresse. On a une bonne équipe, de 54-55 employés, en comptant les étudiants qui travaillent huit heures par semaine », raconte Pascal Thibodeau.

Bref, une bonne équipe, ça fait aussi partie du secret.


La constance et la rigueur font partie des secrets de Pascal Thibodeau et de Jonathan Landry pour assurer la pérennité du Marché St-Laurent, de Nouvelle. Photo : Gilles Gagné

 

Le secteur municipal peut appuyer les commerces en alimentation, à certaines conditions

CARLETON-SUR-MER | L’aide au « dernier commerce » de proximité que constitue souvent l’épicerie ou le dépanneur du village prend une place grandissante dans la réflexion de plusieurs élus municipaux.

Il est évident qu’on est mieux outillé pour renverser le déclin démographique en attirant de nouveaux citoyens quand ils n’auront pas à rouler 30 ou 40 kilomètres pour acheter un litre de lait ou un pain.

Cette aide aux commerces de proximité existe, et elle peut prendre plusieurs formes. Elle est aussi assujettie à quelques contraintes, précise Mathieu Lapointe, président de la Table des préfets de la Gaspésie, préfet de la MRC d’Avignon et maire de Carleton-sur-Mer.

Par exemple, les MRC ne peuvent se servir du Fonds régions-ruralité pour verser de l’argent aux commerces de détail ou aux organismes religieux.

« C’est pour ça qu’on utilise des surplus non-affectés. Ce n’est pas de l’argent du gouvernement, c’est notre argent à partir du moment où ça devient un surplus budgétaire », précise Mathieu Lapointe.

Au cours des dernières années, la MRC d’Avignon a ainsi soutenu la défunte Coopérative d’alimentation de Saint-Alexis, sur les Plateaux de Matapédia. Une quincaillerie et un poste d’essence s’y trouvaient également. Elle a fermé en avril 2019. La famille Lavoie a pris la relève en janvier 2020, mais l’entreprise a fermé ses portes juste avant Noël de la même année.

« Sous le modèle appliqué à Saint-Alexis, on a mis sur pied un programme pour financer des expertises externes pour la coop. On a payé des comptables professionnels pour aider la relance, pour leur donner des outils dans le but d’assurer que ce soit viable. Il y a aussi eu de l’aide, une subvention, pour le fonctionnement. Pour l’entreprise privée, il n’était pas possible de donner de l’aide au fonctionnement, mais on a donné un accompagnement pour l’expertise », explique Mathieu Lapointe.

L’effort a été plus fructueux de l’autre côté de la rivière Matapédia, à Saint-André-de-Restigouche, où la coopérative exploitant un dépanneur, un restaurant et une station-service tient le coup, en dépit d’une population de 154 personnes en 2021.

« À Saint-André, on a fait la même chose, avec l’accompagnement de professionnels. Nos agents de développement ruraux ont mobilisé la communauté, aussi pour voir comment on peut offrir davantage de services pour répondre aux besoins de la clientèle, et on a aussi versé de l’aide financière générale », note M. Lapointe.

Si les MRC ne peuvent offrir une aide en espèces sonnantes aux entreprises privées à même leur budget régulier, c’est différent pour les municipalités. Ainsi, l’administration municipale de Saint-Alexis avait versé 10 000 $ à la famille Lavoie pour le redémarrage de l’épicerie et du poste d’essence.

Le conseil municipal de Saint-André-de-Restigouche débloque chaque année de l’aide pour le Magasin Coop local, à raison d’un versement trimestriel de 6250 $ afin d’assurer une partie du salaire de la gérante, pour un total annuel de 25 000 $. Le conseil offre aussi un appui technique en administration.

La mairesse, Doris Deschênes, assure que la justification coule de source.

« En fait, si on n’avait pas ce service de proximité, ce serait moins intéressant de vivre ici, surtout ces temps-ci, avec le prix de l’essence. Aller chercher une pinte de lait à Matapédia coûte cher, même si j’ai une petite auto. Matapédia est à environ 16 kilomètres de Saint-André. Je reste dans le centre du village mais c’est encore plus loin pour les gens vivant dans les rangs. Sans les redevances éoliennes, on n’aurait pas les moyens d’aider le Magasin Coop, je crois. Si on devait prendre les 25 000 $ dans une autre partie de notre budget, il y aurait probablement de la contestation. L’aide à la coopérative représente 25 % de nos redevances éoliennes », explique-t-elle.

Mathieu Lapointe précise qu’une partie de l’effort des MRC, dont celle d’Avignon, consiste également à sensibiliser les citoyens à l’utilité de l’achat local.

« Il y a aussi une culture à développer, d’encourager les gens à acheter localement. Il y a des habitudes d’aller à l’extérieur, au Nouveau-Brunswick. On le voit beaucoup à Matapédia-et-les- Plateaux, le recours aux commerces du Nouveau-Brunswick. C’est devenu une habitude et on se demande si c’est un enjeu pour les citoyens de garder leur épicerie de village, mais peut-être que ce n’est pas si important pour eux », analyse-t-il.


Le président de la Table des préfets de la Gaspésie, Mathieu Lapointe, précise qu’il reste du travail de sensibilisation à faire pour stimuler l’achat de proximité. Photo : Gilles Gagné

Il faut faire attention

À Saint-Elzéar, l’actuelle mairesse, Pâquerette Poirier, élue en novembre 2021, affirme qu’il faut toutefois faire attention à la façon de déployer l’aide municipale pour les commerces de proximité, bien qu’elle soit d’accord avec le principe général. Elle parle en connaissance de cause, ayant été propriétaire du dépanneur de son village entre 1995 et 2005, alors qu’une épicerie s’y trouvait encore.

« Ils ont ouvert l’épicerie deux fois quand j’avais le dépanneur, dit-elle en parlant des anciens propriétaires. Il faut que ce soit fait d’une façon éclairée. J’ai réussi à passer à travers, et eux ont fermé. J’avais ajouté des produits, mais on a refusé de m’aider. On [divers programmes venant de la MRC] a aidé l’épicerie à deux reprises. Il faut agir intelligemment. Il ne faut pas créer de rivalités. Ce n’est pas facile à tenir, un commerce de proximité », assure Pâquerette Poirier.

Son ancien dépanneur est encore ouvert, tout comme une station d’essence contrôlée à distance, ouverte en 2015. L’enjeu des commerces de village rebondit de plus en plus souvent dans les organismes panquébécois.

« La Fédération québecoise des municipalités fait des pressions pour la protection des derniers services de proximité. Je suis d’accord pour qu’ils donnent de l’argent, mais aux commerces en place », poursuit-elle.

Pâquerette Poirier espère du même élan que l’État québécois saura reconnaître les réalités régionales et agir dans un domaine connexe, le logement.

« Pour qu’un commerce de proximité fonctionne, il faut avoir des clients. Et il faut que le gouvernement aide dans l’habitation, pour installer des logements. Le coût des matériaux est inabordable. On va donc avoir besoin de logements appuyés par des programmes. Mets des logements en place, on va grossir les rangs de la clientèle. La ligne est très mince dans le contexte actuel. Et quand il manque de main d’oeuvre, on fait quoi et on loge les travailleurs qui viendront comment? », demande-t-elle, confiante que son village recèle un grand potentiel s’il obtient le coup de pouce nécessaire.

Selon la Loi sur les compétences municipales, une ville ou un village peut verser une aide maximale de 250 000$ à une entreprise privée, ce qui englobe les commerces de proximité.

Certains programmes gouvernementaux, comme le Fonds d’aide aux initiatives régionales, ou le Fonds d’aide au rayonnement des régions, ne peuvent cependant pas venir en appui aux commerces de proximité.

 

Pour lire la suite du dossier :

L’ALIMENTATION DE PROXIMITÉ EN GASPÉSIE : ENJEUX ET IMPORTANCE (PARTIE 1/3)

L’ALIMENTATION DE PROXIMITÉ EN GASPÉSIE : GASPILLAGE ET AUTOSUFFISANCE (PARTIE 3/3)

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