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15 septembre 2022 14 h 55

L’ALIMENTATION DE PROXIMITÉ EN GASPÉSIE : enjeux et importance (partie 1/3)

Se nourrir. Derrière ces deux mots simples à la base de la pyramide de Maslow sur les besoins essentiels se cachent des dynamiques complexes qui se déploient différemment selon les réalités géographiques internationales, nationales, régionales et locales. Tous n’ont pas le même accès à la nourriture, que ce soit en raison des revenus disponibles et du prix des aliments, ou tout simplement parce que l’offre est moins variée à certains endroits. L’équipe de GRAFFICI s’est intéressée à quelques enjeux touchant l'alimentation dans l'ensemble de la Gaspésie.

Les enjeux de l’alimentation de proximité en Gaspésie

GASPÉ | Pour la vaste majorité des gens, se nourrir est synonyme de se rendre dans les magasins d’alimentation traditionnels que sont les supermarchés et les épiceries, parfois les dépanneurs. Il y a évidemment la restauration de temps à autre, les commerces spécialisés comme la poissonnerie et la boulangerie, ou encore l’approvisionnement direct auprès des producteurs – que l’on peut notamment rencontrer dans les marchés publics, de plus en plus populaires – mais ces ventes demeurent relativement marginales comparativement à celles effectuées en épicerie.

Mais encore faut-il avoir accès à cette nourriture. Selon l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), pas moins de 42,7 % de la population de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine a un faible accès aux commerces d’alimentation, soit plus de 40 000 personnes. Pis encore, ce sont 36,1 % – plus de 34 000 personnes – qui habitent un secteur considéré comme un désert alimentaire, c’est-à-dire qui ont un faible accès à un commerce d’alimentation et qui demeurent dans un lieu socioéconomiquement défavorisé. Par extension, on considère que les produits offerts doivent aussi être sains et abordables. Cette proportion n’est que de 5,7 % à l’échelle de la province. On compte 71 secteurs qui sont considérés comme des déserts alimentaires en Gaspésie et aux Îles de-la-Madeleine.

Au Québec, un seuil acceptable d’accès géographique est d’une distance d’un kilomètre en milieu urbain et de 16 kilomètres en milieu rural, comme en Gaspésie, où l’on considère que le taux élevé de véhicules par ménage compense pour l’éloignement, comparativement aux zones urbaines. « La question du 16 kilomètres, pour une vieille dame qui n’a pas de voiture, c’est insurmontable. Dans les faits, dès que ça dépasse deux kilomètres, c’est insurmontable », nuance Olivier Deruelle, agent de développement social à la MRC La Côte-de-Gaspé, qui travaille sur différents programmes tels que Nourrir notre monde, qui vise une alimentation locale, saine et accessible. « Ce sont toujours les extrémités de territoire où l’on retrouve des situations plus difficiles », ajoute-t-il.

Quoiqu’il en soit, toutes les données précédentes tendent à démontrer une chose : l’importance des commerces de proximité dans l’alimentation, surtout en région, où les défis sont souvent nombreux. « Un faible accès géographique aux divers commerces alimentaires pourrait s’avérer encore plus problématique dans les secteurs défavorisés puisqu’il contribuerait à exacerber les inégalités sociales en s’ajoutant aux problèmes d’accès économique », note d’ailleurs l’INSPQ dans son rapport sur le sujet.

L’équipe de GRAFFICI est donc allée sur le terrain à la rencontre d’acteurs du milieu qui sont aux premières loges de l’alimentation en Gaspésie.

Source : Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, 2019.

 

De l’importance d’une épicerie de proximité

CLORIDORME | À peu près tous les villages de la Gaspésie ont – ou ont eu – leur marché d’alimentation. Certains sont encore en excellente santé, d’autres ont dû mettre la clef sous la porte. Entre les deux, certains secteurs ont failli perdre leur commerce de proximité, mais ont su résister.

C’est le cas notamment à Cloridorme. En août 2018, le marché d’alimentation du village qui comptait alors 671 habitants fermait ses portes momentanément, faute de rentabilité.

Les propriétaires de la Poissonnerie Cloridorme – Jean-René et Paulin Denis, des frères – ont alors acheté le commerce pour lui insuffler un second souffle, avec Patrick et Alain, les deux fils de Paulin.

« À ce moment-là, le bâtiment de la poissonnerie commençait un peu à être magané. Alors, on se demandait ce qu’on faisait avec ça; si on défaisait pas pour rebâtir. Quand on a vu la fermeture de l’épicerie, on s’est dit que s’il y avait un commerce où ont pouvait mettre notre poissonnerie à l’intérieur, c’était lui. On a sorti les chiffres et les états financiers, fait des évaluations et des prévisions. Ça valait la peine de faire le move », se remémore Patrick Denis, qui était alors âgé de 25 ans.

Quatre mois et plusieurs centaines de milliers de dollars plus tard, le commerce était prêt à ouvrir ses portes, juste à temps pour les Fêtes, sous le nom de Poissonnerie Marché Le Rouge. Deux agrandissements ont été orchestrés depuis, ce qui a plus que doublé la superficie des lieux, avec notamment une vaste chambre froide qui permet d’entreposer des produits de la mer pratiquement tout au long de l’année. Le volet poissonnerie est l’un des éléments qui a joué en leur faveur pour la pérennité des opérations.

« C’est une de nos forces. Ça attire beaucoup de touristes et on a aménagé des espaces pour que nos employés les préparent. Ils savent comment les apprêter et c’est apprécié des clients; ç’a un gros impact. La même clientèle de notre poissonnerie se retrouve maintenant ici et on a tout sous un même toit. Ça aide vraiment ça aussi », analyse Patrick Denis, qui gère davantage le volet financier de l’entreprise. Son frère Alain s’occupe à temps complet des opérations courantes de l’épicerie qui compte une quinzaine d’employés.

Le va-et-vient est constant, les citoyens semblent avoir adopté leur marché depuis bientôt cinq ans et les assises apparaissent plus solides que jamais. La relève des deux entreprises est ainsi assurée, tant pour la poissonnerie que pour le marché d’alimentation. Cloridorme est située à 23 kilomètres de Grande-Vallée et à 43 kilomètres de Rivière-au-Renard, où l’on retrouve les principaux marchés d’alimentation les plus près. La disparition du commerce aurait pu avoir des impacts majeurs sur la petite communauté de l’Estran. « La perte d’une épicerie dans un village, c’est souvent catastrophique », résume Olivier Deruelle.


Patrick Denis et son frère Alain prennent la relève de la Poissonnerie Cloridorme et de la Poissonnerie Marché Le Rouge. Photo : Jean-Philippe Thibault

Petit dépanneur deviendra grand

D’autres commerces ont eu des croissances davantage organiques. Plus à l’ouest, à Cap-Chat, le dépanneur Denis Francoeur s’est peu à peu métamorphosé depuis l’acquisition de son propriétaire éponyme il y a 28 ans, mais la transformation s’est faite de manière accélérée dans les dernières années. À tel point que plusieurs clients sont surpris une fois les portes franchies, en pensant à tort s’arrêter dans une quelconque station-service de la route 132.

Le dépanneur est devenu un véritable marché d’alimentation. La superficie du plancher a été doublée l’an dernier. L’inauguration s’est faite au printemps. Fruits et légumes frais côtoient des produits de boulangerie, des prêts-à-manger et les articles usuels de tout bon dépanneur qui se respecte. Une part importante a été faite aux produits de la SAQ et aux bières de microbrasserie. Il n’y avait même aucune cuisine à l’époque.

La fille de Denis – Vicky Francoeur – est revenue au bercail avec son conjoint il y a trois ans après avoir habité Saint-Octave-de-Mitis, près de Mont-Joli, spécifiquement pour cogérer l’entreprise avec son père. Serait-elle intéressée à prendre la relève? « Je trouve ça énorme. Avec la pandémie, on a ajouté des produits, vu qu’il n’y a plus d’épicerie au village et que la demande était là. On voulait répondre aux besoins. C’est devenu plus gros que ce à quoi à je m’attendais », avoue en riant celle qui est la mère de trois enfants.

C’est que l’épicerie Roland Pelletier et Fils a fermé ses portes en 2019, après 55 ans d’existence. Celle de Jean-Marc « Ti-Marc » Pelletier a aussi terminé ses activités après plus de 100 ans dans le milieu, quelques années plus tôt. Le dépanneur Denis Francoeur est incidemment le dernier bastion alimentaire à Cap-Chat. L’établissement se situe à 13 kilomètres du supermarché le plus près, le Metro de Sainte-Anne-des-Monts.

« Que ce soit les personnes âgées ou celles qui ont juste besoin de deux-trois affaires, ça leur permet de venir ici. La demande était là puisqu’il n’y avait plus d’épicerie », explique Vicky Francoeur, ajoutant que le fait d’avoir des pompes à essence leur assure également un achalandage constant. « Des fois, les épiceries de village, ça peut être plus difficile, mais ça nous permet d’attirer du monde et de se diversifier. C’est un gros plus, d’autant qu’il n’y a plus d’autre poste d’essence à Cap-Chat. Honnêtement, c’est très encourageant et on est vraiment contents de la réponse suite au dernier agrandissement », ajoute-t-elle.


Vicky Francoeur et son père Denis, qui ont doublé la superficie plancher de leur commerce ce printemps en ajoutant une foule de produits d’épicerie. Photo : Vicky Francoeur

Tous ne vivent cependant pas le même scénario. Les marges bénéficiaires des grands détaillants demeurent relativement peu élevées comparativement à d’autres secteurs de l’économie. Elles étaient l’an dernier de 3,7 % pour Loblaws, de 2,7 % pour Empire-Sobeys et de 4,5 % pour Métro, alors que la pandémie avait fait augmenter leurs ventes de 11 % en moyenne. La situation reste difficile pour certains marchés de moindre envergure.

L’épicerie Chez Maujo à Petit-Cap (Gaspé) a fermé ses portes le 30 avril dernier, 20 mois seulement après son ouverture en août 2020. Les propriétaires Maude Lelièvre et Jonathan Cloutier ont voulu faire revivre le seul marché de leur village, l’épicerie Savage et Frères, qui avait fermé ses portes en décembre 2019. Le couple avait investi près de 500 000 $ pour redémarrer les activités. Ils ont cependant dû mettre un terme à leur aventure pour leur bien-être financier et pour leur santé, ont-ils expliqué sur les réseaux sociaux.

Quelques mois plus tôt, en mars 2020, c’est l’épicerie Marcel Langlais et filles de Saint-Majorique (Gaspé) qui fermait ses portes, après 35 ans de service. Des raisons de santé ont notamment motivé la décision. L’établissement a pu être vendu et est devenu aujourd’hui un magasin spécialisé dans la fabrication de filets de sports.

En novembre 2018, le conseil d’administration du Marché Bonichoix de Rivière-au-Renard votait pour la faillite. Les ventes lors de la dernière année d’opération avaient chuté de 300 000 $ et plusieurs parts de marché avaient été drainées vers le centre-ville de Gaspé, expliquait-on lors du vote en faveur de la fin définitive des activités.

En septembre, le Marché Cassivi de Capaux-Os avait prévu conclure sa belle aventure. Des pourparlers étaient cependant toujours en cours au moment de mettre sous presse afin de trouver un entrepreneur qui prendrait la relève.

Plus que jamais, certains chérissent donc leur épicerie de village en voyant le sort réservé à d’autres commerces qui n’ont malheureusement pas survécu aux années.

« En matière d’accès à l’alimentation, on a beaucoup de trous et de déserts alimentaires. Du côté de Cloridorme, il y eut la chance que quelqu’un ait repris l’entreprise, mais Saint- Yvon et compagnie par exemple, c’est plus difficile. À Gaspé aussi, quand on regarde du côté de Cap-des-Rosiers, entre la pointe jusqu’au dépanneur Bilodeau [à l’Anse-au-Griffon]. Il y a clairement des déserts, mais ce n’est pas le seul problème avec le renchérissement de la nourriture », conclut Olivier Deruelle.

 

Pour lire la suite du dossier :

L’ALIMENTATION DE PROXIMITÉ EN GASPÉSIE : RÉUSSITE ET SECTEUR MUNICIPAL (PARTIE 2/3)

L’ALIMENTATION DE PROXIMITÉ EN GASPÉSIE : GASPILLAGE ET AUTOSUFFISANCE (PARTIE 3/3)

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