Le territoire gaspésien: trop ou pas assez protégé?
Notre nouvelle chroniqueuse en environnement, Julie Reid Forget, travaille depuis 15 ans aux confins du développement économique, de l’environnement et de la participation citoyenne. Elle s’intéresse à notre relation ambiguë avec les limites écologiques des territoires et comment prendre de meilleures décisions face aux enjeux climatiques. Elle est consultante en pratique privée, elle écrit un livre et elle enseigne. Julie est aussi une « pleinairiste » qui fréquente régulièrement le parc national de la Gaspésie et les anses de la Haute-Gaspésie.
HAUTE-GASPÉSIE | Comme plusieurs, j’ai commencé à fréquenter le territoire gaspésien comme « pleinairiste » pour peu à peu m’y installer. L’an dernier, lorsque ma famille m’a visitée, elle était intéressée à taquiner la truite dans l’arrière-pays. En magasinant notre lac à partir des images satellites, je remarque les damiers des coupes forestières. J’informe ma famille du choix : un lac plus près du chalet dans la réserve faunique des Chic-Chocs avec une forêt clairsemée par les coupes ou un lac du parc national de la Gaspésie avec sa forêt plus dense. Évidemment, elle a choisi le parc, mais est demeurée surprise que les forêts si près des refuges pour les caribous aient subi de telles coupes.
Perçoit-on les réserves fauniques comme des parcs?
L’histoire des réserves fauniques permet de comprendre pourquoi certains pensent qu’elles sont protégées. Avant la Loi sur les parcs de 1977, les réserves fauniques portaient le nom de parc même si l’exploitation commerciale des ressources y était autorisée. Ensuite, elles ont porté le nom de « Réserve de chasse et pêche du Québec » pour finalement être désignées sous l’appellation « Réserve faunique ». Le nom est encore un problème puisque la faune mise en valeur se développe parfois au détriment de celle à protéger, comme l’orignal et le caribou. La confusion quant à l’écart de protection entre les parcs et les réserves fauniques vient du fait que les deux sont gérés par la Sépaq.
Les touristes du sud du Québec n’ont pas envie de voir de nature souillée comme ils n’ont eux-mêmes plus accès à ces grandes forêts. Elles furent pour la plupart coupées au profit de l’agriculture et du milieu habité, pendant des centaines d’années, au fur et à mesure, petit à petit, grugées par les décisions de tous et chacun, sans culture collective de protection des milieux naturels. Si bien que chaque hectare de forêt y est précieux de rareté, rappelant tristement une Nouvelle- France qui fut jadis forestière. Par exemple, pour les régions au sud-ouest de la Gaspésie, du Bas-St-Laurent à la Montérégie, c’est entre 1 % et 4 % de leur territoire terrestre qui est protégé.
Pour certains, le territoire gaspésien est un grand parc protégé qui empêche la Gaspésie de s’enrichir. Un discours antiprotectionniste. Pour d’autres, c’est l’inverse : les compagnies forestières détruisent la nature. Un discours antidéveloppementiste. Comme dans toutes choses, la nuance existe et l’intégration serait souhaitable.
Les niveaux de protection du territoire en lien avec le développement
L’Union internationale de la conservation de la nature classifie les aires protégées par niveau de protection: le niveau I est le plus élevé jusqu’au niveau VI, le plus bas. Elle définit une aire protégée comme : « un espace géographique clairement défini, reconnu, consacré et géré, par tout moyen efficace, juridique ou autre, afin d’assurer à long terme la conservation de la nature ainsi que les services écosystémiques et les valeurs culturelles qui lui sont associés ». Le Québec est membre de l’Union et a récemment atteint une protection de 17 % de son territoire terrestre, majoritairement au nord. C’est au-delà de la moyenne canadienne (13 %)(1). Mais le Canada demeure en proportion nettement moins protégé qu’une centaine de pays(2).
Et la Gaspésie, est-elle trop protégée ou pas assez? C’est seulement 8 % du territoire qui est protégé, majoritairement composé du parc national de la Gaspésie, du parc national Forillon, des refuges fauniques pour les caribous et de la réserve écologique de Grande-Rivière.
Au sens de la définition d’une aire protégée, les réserves fauniques n’ont pas de statut de protection. Un parc national dispose d’un statut de protection de niveau II, un des plus élevés. Seules les réserves écologiques, niveau I, sont davantage protégées qu’un parc : l’accès y est restreint pour les humains, comme notamment pour la réserve écologique de Grande-Rivière. Qu’en est-il des zecs, les zones d’exploitation contrôlée? Elles sont comme les réserves fauniques, c’est-à-dire non protégées, mais structurées avec un gestionnaire sur le terrain qui ne dispose pas des moyens de la Sépaq.
Cette photo aérienne montre à quel point l’exploitation forestière réalisée dans la réserve faunique des Chic-Chocs, visible à droite sur l’image, est accentuée quand on la compare au couvert forestier du parc de la Gaspésie, à gauche, en faisant abstraction du sommet dénudé du mont Jacques-Cartier.
Concilier les usages sur le domaine de l’État
Entre le milieu habité et ces territoires structurés, reste les territoires dits libres, c’est-à-dire non structurés. Plusieurs activités y sont autorisées et on y facilite l’accès, notamment la construction de chalets. On peut faire une demande, mais ces terres peuvent toutefois en tout temps être révoquées pour d’autres activités jugées plus pertinentes par le ministère des Ressources naturelles et des Forêts (MRNF). Il en est le gestionnaire.
C’est près de 75 % du territoire gaspésien qui est du domaine de l’État, structuré ou pas, protégé ou pas. C’est moins que la Côte-Nord (99 %) mais plus que son voisin, le Bas-St-Laurent (50 %).
En réalité, la Gaspésie n’est pas un grand parc, c’est plutôt un grand territoire public.
Le parc national de la Gaspésie : sa taille réduite et les empiétements du passé
Malgré sa distance des centres urbains et son territoire accidenté, est-ce que la Gaspésie est à l’abri du développement classique qu’ont connu les régions du sud du Québec? Déjà dans l’histoire, le parc de la Gaspésie a connu quelques empiétements. Celui-ci a été créé en 1937 dans le but de « protéger le caribou forestier, les saumons de la rivière Sainte-Anne et la beauté des Monts McGerrigle et du Mont-Albert »(3) . En 1952, le gouvernement décide de prolonger la route du parc du Gîte du Mont-Albert jusqu’à New Richmond. Sûrement intéressant pour les Gaspésiens et les entreprises forestières, beaucoup moins pour le caribou. En 1963, un décret y autorise la prospection, de laquelle est née Mines Madeleine Ltée qui y fut en exploitation jusqu’en 1982 (4). En 1963, un nouveau décret est promulgué pour autoriser la coupe de bois dans le parc.
En 1977, la première Loi sur les parcs clarifie les statuts de protection et met fin à l’exploitation des ressources. En 1981, à la suite d’audiences publiques, le parc national de la Gaspésie voit son territoire passer de 1285 km2 à 802 km2, mais le niveau de protection de ce qui reste est rehaussé. À titre comparatif, le parc national du Mont- Tremblant passe aussi de 3100 km2 à moins de la moitié, 1510 km2 pour les mêmes raisons. En gros, les parcs, plus petits, sont devenus de vrais parcs et le reste, en réserve faunique, en zec ou en terres publiques a perdu plusieurs intentions de protection.
On peut attribuer ces empiétements à une culture conservationniste encore en émergence, mais aussi à une culture politique de développement régional par les ressources naturelles. Aujourd’hui, le cadre juridique et la culture de la conservation rendraient difficile le pouvoir discrétionnaire politique d’empiéter sur une terre protégée.
Ce beau grand parc est le porte-étendard du patrimoine naturel gaspésien mais il a été et demeure régulièrement remis en question.
Une culture de développement écologique?
Devant les différentes pressions sur le territoire, comment allons-nous décider dans le futur quelles terres protéger, quelles terres développer? Est-il possible de développer et protéger en même temps?
Il y a au moins deux grands arguments pour souhaiter apprendre à développer le territoire tout en le protégeant, plutôt que de les voir en conflit. Le premier, c’est que si nous n’apprenons pas à développer tout en protégeant, il est possible que les aires protégées deviennent contestées, car nous n’aurions pas assez de terres pour tout le monde et nous voudrions empiéter, par pouvoir discrétionnaire. Le deuxième est l’appauvrissement ou la disparition de sols productifs face à l’agriculture, la foresterie et les mines. Le surusage d’un lieu à répétition avec des méthodes écologiquement stressantes peut, à terme, rendre ce lieu improductif à de futurs usages, nous poussant aussi à vouloir empiéter sur de meilleures terres, dont celles protégées.
Le pouvoir discrétionnaire d’empiétement sera protégé de la pression publique si et seulement si nous apprenons à développer en respectant les limites écologiques du territoire.
Trop de terres réservées aux possibilités forestières?
En principe, le ministère des Ressources naturelles et des Forêts encourage tous les types de projets de mise en valeur du territoire(5). En pratique, toutefois, notamment sur le territoire gaspésien, il y a un nombre important d’unités d’aménagement (UA).
Les trois UA gaspésiennes représentent 10 705 km2 selon les fiches 2023-2028 du Forestier en chef. C’est 13 fois la taille du parc national de la Gaspésie et 50 % de la superficie de la Gaspésie au complet. C’est 1400 emplois, environ 4 % de la population active gaspésienne.
En résumé, est-ce le parc qui dérange les entreprises forestières ou sont-ce les terres publiques réservées aux entreprises forestières qui limitent la diversification par l’émergence d’autres secteurs dans l’arrière-pays? Plusieurs projets pourraient être intéressants, notamment les produits non-ligneux, l’écotourisme et l’écohabitation.
Saurons-nous un jour développer et protéger en même temps?
Entre le tout protégé et le tout développement, il serait peut-être temps de se donner d’autres moyens et d’attribuer des statuts de protection favorisant l’apprentissage, notamment le niveau VI, l’aire protégée avec utilisation durable des ressources naturelles. Les pays qui ont réussi à atteindre des pourcentages élevés de protection de leurs territoires utilisent une variété de statuts de protection. Le Québec a une stratégie de protection moins variée : 82 % des aires protégées sont des parcs nationaux(6).
Peut-être que les deux réserves fauniques – Matane et Chic-Chocs – autour du parc national de la Gaspésie, pourraient envisager d’ajouter des protections de niveau VI pour avoir un effet de « dé-protection ou re-protection » plus graduel, dans l’esprit des zones tampons des réserves de biosphère de l’UNESCO(7).
La Gaspésie ne manquera pas de milieu naturel en bonne santé de sitôt, mais avec seulement 8 % de ses terres protégées, elle court des risques de devenir comme les autres. Finalement, le discours de mettre vaguement le blâme du retard économique de la région sur le « beau grand parc » n’est simplement pas justifié.
1. Base de données canadienne sur les aires protégées et de conservation – Canada.ca
2. World Database on Protected Areas (WDPA)
3. Portrait du parc – Parc national de la Gaspésie – Parcs nationaux – Sépaq
4. Marc-Antoine DeRoy, MINES MADELEINE LTÉE, 1969-1982 : Développement industriel en marge du Parc de la Gaspésie, Graffici, vol.23, no 3
5. Occupation du territoire public | Gouvernement du Québec
6. Répartition des aires protégées au Québec, par catégorie UICN, en superficie et pourcentage
7. Réserves de biosphère au Canada