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16 novembre 2023 13 h 31

L’envergure de nos décisions : le cas du caribou et cet impératif du court terme

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Pour mes vacances cette année, j’allais aux Îles-de-la-Madeleine, en visitant d’abord les amis à Montréal. Je décide de passer par le nord du Maine. J’avais déjà emprunté la magnifique route 204 qui longe la frontière américaine au sud de la Beauce, une route toute en hauteur qui montre tout le contraste entre ce Maine forestier et ce Québec devenu agricole. Je m’étais promise d’y retourner. Un jour, la Nouvelle-France devait ressembler à ça.

Moi qui ai grandi près des Appalaches, j’étais très curieuse de voir sa dernière portion américaine juste avant la Gaspésie: le Baxter National Park, où culmine le mythique mont Katahdin qui termine la célèbre Appalachian Trail.

L’écologie du Maine, précurseure de la Gaspésie?

En montant le Katahdin, il était impossible de ne pas penser au massif des Chics-Chocs. Une allure alpine faite de crêtes et de plateaux dénudés. J’étais étonnée d’y voir une toponymie portant les vestiges d’une population abondante de caribou(1) : un lac, un ruisseau, une presqu’île, une pointe, un marais et une ville.

Le Maine a interdit la chasse au caribou en 1899 et les dernières observations font état d’un dernier troupeau vers 1911(2) . Dans un désir de réparation d’un temps révolu, l’État a tenté de les réintroduire à deux reprises : en 1963 et en 1993, sans succès(3) . Chassés par les armes ou par les coupes forestières, les caribous furent décimés ou ont fui plus au nord pour retrouver l’habitat dont ils avaient besoin : celui des vieilles forêts sans chemins multiples. En parlant avec les gardiens de parc, j’entendais la même histoire que celle de la Gaspésie. Sauf que c’était 100 ans plus tôt, une époque au cours de laquelle on pouvait encore justifier notre ignorance environnementale.

La Gaspésie a interdit la chasse au caribou en 1940, lorsqu’il en restait environ 1000, mais, comme pour le Maine, elle a continué à couper la forêt ancienne à chaque année en ouvrant de nouveaux chemins, facilitant aux prédateurs l’accès aux caribous, notamment les faons.

Après cette ascension du Katahdin, je me récompense en me rendant à la taverne gourmande du village. Je commande un repas aux crevettes et, à ma surprise, je reçois des crevettes d’Argentine. Le propriétaire du restaurant me raconte avec mélancolie que le Maine a perdu son industrie de la crevette en 2014, la même année que le moratoire américain sur la morue.

Les décisions d’usage sur les terres publiques et la conciliation

Les décisions sur nos terres publiques sont pour la plupart prises par le ministère responsable des terres publiques, soit le ministère des Ressources naturelles et des Forêts (MRNF). Au Québec, c’est 92 % du territoire qui est du domaine de l’État et cette proportion est de 78 % en Gaspésie.

Les MRC ont aussi un rôle important dans la planification du territoire, via le schéma de développement et d’aménagement du territoire (SAD), lequel agit comme un document d’intention formulé et conçu de manière à faire ressortir une vision régionale du développement durable. Certaines MRC ont des ententes de pouvoirs délégués quant à la gestion des terres publiques, mais la province conserve toutes les décisions déterminantes du développement régional, notamment les forêts, les mines et tous les autres projets commerciaux(4) .

Dans le processus décisionnel, il y a une volonté de conciliation du territoire qui exige des analyses et consultations. Pour le secteur forestier, les consultations concernent plusieurs plans : les plans d’aménagement forestier intégré tactiques (PAFIT) de l’ensemble de la Gaspésie, les plans d’aménagement forestier intégré opérationnel (PAFIO), annuels, par unité d’aménagement forestier (UAF) et les plans d’aménagement spéciaux de lutte contre la tordeuse des bourgeons de l’épinette. Pour la Gaspésie, les dernières consultations ont eu lieu au printemps 2023. Bon an, mal an, elles ont beaucoup de difficulté à intégrer les besoins de protection du caribou.

En parallèle, il y a des consultations dans tous les autres secteurs. Chaque ministère fait ses consultations : les aires protégées, l’aménagement du territoire, les mines ou autres grands projets industriels (ex : Bureau des audiences publiques sur l’environnement, communément appelé le BAPE) ou par enjeu, comme celle sur le caribou qui se terminait en 2022(5) .

Les consultations sectorielles ont un grand défaut : la pensée de groupe(6) . Chaque secteur adopte une position de consensus dans la crainte de déplaire à son groupe, menant à des décisions absurdes, surtout pour les enjeux multisectoriels. Ici, on parle bien sûr du face-à-face entre le secteur forestier et celui de la biodiversité.

Le caribou, comme d’autres, est coincé dans les dédales des silos sectoriels.


Deux des 34 caribous derniers survivants de la population du sud du Saint-Laurent. Photo : Hugues Deglaire

Les attentes d’un développement régional véritablement durable

Le Maine a 6,5 % de terres publiques mais l’État est recouvert de forêt sur 89 % de son territoire97) et 21 % de son territoire est protégé du développement(8) . La Gaspésie est recouverte de forêt sur 96 % de son territoire(9) mais seulement 8 % est protégé du développement et n’arrive pas à inclure l’ensemble de l’habitat du caribou. C’est simplement contre-intuitif.

Il y a évidemment des attentes à l’effet que les décisions prises sur les terres publiques le soient pour le bien commun à long terme plutôt que pour le bien de certains à court terme. C’est pourquoi on s’attend à plus de terres protégées en Gaspésie qu’au Maine. Peut-être fallait-il perdre le caribou pour motiver le Maine à protéger son territoire?

L’État québécois, comme tous les autres, a historiquement cherché la mise en valeur du territoire pour le développement des régions, surtout par l’exploitation forestière et minière ainsi que par la construction de barrages. Ce n’était pas une mauvaise idée que celle des régions-ressources lorsqu’on naviguait dans l’abondance. Maintenant qu’il y a plusieurs concurrences sur l’usage du territoire – terres agricoles au détriment de la forêt, ou la forêt au détriment des aires protégées, ou les mines au détriment de l’agriculture – ces décisions ne devraient-elles pas se prendre de manière moins segmentée, plus stratégique, plus long terme?

La plupart des gens préfèrent blâmer le climat pour le sombre destin du caribou alors qu’il est admis désormais que son habitat n’aurait pas connu un tel recul sans les pressions anthropiques trop nombreuses(10). En effet, l’habitat du caribou aurait reculé de 150 km vers le nord, si seul le climat avait été en cause. Finalement, c’est 650 km de recul vers le nord, causé surtout par les coupes forestières et l’agriculture.


Il y avait une abondance de caribous au Vermont, au New Hampshire et au Maine au début du 20e siècle. Photo : onlinelibrary.wiley.com Martin-Hugues Saint-Laurent et al.

Le caribou, un symbole bien au-delà de l’espèce

Le caribou n’est pas n’importe quelle espèce. C’est une espèce dite parapluie, c’est-à-dire que l’étendue de son territoire ou sa niche écologique permet la protection d’un grand nombre d’autres espèces. En gros, si on protège l’habitat du caribou, on protège toutes les espèces de ce climat alpin unique qui définit les hauts massifs rocheux de la Gaspésie.

Le caribou est aussi un symbole de nos décisions aménagistes qui persistent à mettre en opposition l’économie et l’écologie. D’un côté, on fait un parc national pour protéger le caribou, en délimitant un territoire plus petit que celui dont il a besoin. Et ensuite, on coupe des forêts anciennes année après année dans les zones non protégées de son habitat.


Les coupes forestières dans l’aire de répartition du caribou, de 1976 à 2008. Photo : Nature Québec

Peut-être agissons-nous de manière malhonnête. Soit que nous admettons abandonner l’espèce, soit que nous tentons le tout pour le tout. Il n’y a plus de demi-mesure à ce stade-ci.

Le caribou est un symbole important de nos difficultés à nuancer et d’harmoniser l’écologie et l’économie.

Encore cette préséance politique sur la science

De retour de vacances, je reprends les routes gaspésiennes, j’allume la radio me permettant de me mettre à jour sur les nouvelles locales et régionales.

C’était la journée où la ministre responsable du ministère des Ressources naturelles et de la Forêt ainsi que de la région gaspésienne, Maïté Blanchette Vézina commentait la demande du Comité de protection des Chics-Chocs, qui milite pour que cessent les coupes forestières au-dessus de 600 mètres d’altitude, l’habitat alpin fragile de plusieurs espèces menacées d’extinction, dont le caribou. Ces coupes sont permises par les plans d’aménagement spéciaux contre la tordeuse des bourgeons de l’épinette afin de récupérer le bois abîmé par l’épidémie(11) .

On y entendait la ministre dire qu’il était « impératif que l’industrie puisse récupérer ce bois afin de protéger la forêt des impacts des changements climatiques ». Ensuite elle précisait que « lorsqu’une forêt est affectée par un insecte, la forêt devient vulnérable aux feux de forêt »(12) .

Le choix des mots. « Impératif » est un mot qui nous dit que c’est la priorité absolue. Ensuite, elle tente de faire un lien entre cette forêt spécifique en Gaspésie et les feux de forêt au Québec dans son entièreté. Et, elle lance une affirmation peu soutenue que d’aller chercher ce bois en altitude est la meilleure décision pour notre résilience face au climat.

L’absence d’argumentaire scientifique spécifique rendait le commentaire malaisant pour l’auditeur et, en fait, ne faisait que soulever plus de questions : dans ces lieux spécifiques de la Gaspésie, est-ce que la coupe de l’épinette abîmée par la tordeuse est d’abord « urgente »? Quels sont les risques de feux dans l’habitat des caribous(13). Ensuite, quels sont les impacts d’aller chercher ce bois dans l’habitat précaire du caribou, considérant que les chemins donnent accès aux prédateurs? Puis, même, n’est-ce pas mieux pour la forêt de laisser le bois mort contribuer à la régénération du sol comme il fut décidé par le parc national de Gros-Morne de Terre-Neuve?


Le recensement des feux de forêt en Gaspésie depuis ~1900 dans l’aire de répartition du caribou. Photo : Image tirée du site Web de Forêt Ouverte

Entre l’impératif du bois et celui de la survie du caribou gaspésien

Au dernier recensement de 2022, il y avait entre 33 et 36 caribous en Gaspésie(14) .

Depuis la création du parc national de la Gaspésie en 1937, qui visait la protection du caribou, il semble toujours y avoir quelque chose de plus « impératif » que le caribou: une route, une mine, des emplois. Le rapport récent de la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards, conclut qu’il y a « urgence d’agir » et que nous avons la « responsabilité morale et légale » de le faire.

Bien sûr, il est encore possible et souhaitable que le gouvernement du Québec se décide enfin à protéger tout l’habitat du caribou de la Gaspésie et réduire les possibilités forestières. Sinon, il restera un seul outil juridique pour le caribou, celui que doivent craindre plusieurs. C’est le décret d’urgence fédéral de la Loi sur les espèces en péril(15) . Cette loi du dernier recours peut stopper toutes formes de développement pour protéger l’espèce.
La rainette faux-grillon aura eu raison d’un développement immobilier à Laprairie. Il suffit d’un ministre motivé.

La seule manière de préserver l’identité gaspésienne d’une nature abondante et de ne pas avoir à traîner la même mélancolie ou honte que les citoyens du Maine face à leur relation avec la nature perdue – morue, crevette, turbot, homard, caribou – est de prendre la situation en main pour vrai.

1 Au Québec, il y a une seule espèce de caribou, le caribou des bois (en latin: Rangifer tarandus caribou; en anglais: Boreal Woodland Caribou). Il y a toutefois 3 écotypes: le caribou migrateur (Nunavik), le caribou forestier (Eeyou Istchee, Côte-Nord) et le caribou montagnard (Gaspésie et Monts Torngats). La situation du caribou au Québec, Gouvenement du Québec, Site Web, Septembre 2023.
2. Where did the Caribou Go, Matthew LaRoche, Superintendent, Allagash Wilderness Waterway.
3. https://www.life.com/animals/when-maine-really-wanted-itscaribou-back/
4. Lignes directrices relatives à l’encadrement de la vente de terres du domaine de l’État à des fins commerciales, industrielles et autres que personnelles, Gouvernement du Québec, 2016.
5. Rapport final, Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards, Gouvernement du Québec, 2022.
6. Comment éviter la pensée de groupe ?, Secrétariat Général – DRH – CEDIP, mars 2017
7. Forests of Maine, 2021, USDA Forest Service, 2022
8. Conserving land to save our future, themainemonitor.org
9. Comptes des terres du Québec méridional, Édition 2023, Gouvernement du Québec.
10. Climate change alone cannot explain boreal caribou range recession in Quebec since 1850, Global Change Biology, 2023.
11. Aménagement forestier en Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, Gouvernement du Québec, Site Web, Septembre 2023.
12. Pas d’arrêt des coupes forestières dans les sommets des Chic-Chocs, ici.radio-canada.ca, Septembre 2023
13. La carte des feux de forêt de Forêt ouverte suggère des risques faibles, notamment parce qu’aucun feu de forêt est répertorié dans l’habitat principal du caribou depuis 1968. Gouv. du Québec.
14. Caribou de la Gaspésie, Nature Québec, Site Web, Septembre 2023.
15. Loi sur les espèces en péril ( LC 2002, ch. 29)


Photo : Hugues Deglaire