LM Wind Power : la naissance d’un géant – partie 2/2
Le 14 juillet 2021, Justin Trudeau, premier ministre du Canada, Heather Chalmers, présidente-directrice générale de General Electric (GE) Canada, et Alexandre Boulay, chef des opérations Amériques chez LM Wind Power, sont réunis à Gaspé en compagnie de plusieurs autres ministres et dignitaires afin d’annoncer des investissements chiffrés entre 160 et 170 millions de dollars visant à agrandir l’usine de pales d’éoliennes de la pointe gaspésienne. Le but avoué : manufacturer les plus grandes pales au monde, se positionner comme un chef de file international et assurer la pérennité de l’entreprise pour encore au moins 10 ans. Retour sur une épopée gargantuesque.
C’est aussi en 2001 qu’Hydro-Québec présente son Plan stratégique 2002-2006, disant vouloir appuyer le développement du potentiel éolien. Bernard Landry, dont certains lui ont donné le titre de « père de l’éolien au Québec », s’occupera de donner à la Gaspésie un statut de région désignée, avec à la clef de très alléchants crédits d’impôt pour les entreprises qui viendront s’installer.
Petite ombre au tableau: la part de contenu régional n’est pas chiffrée au départ. On indique seulement que les appels d’offres doivent favoriser la Gaspésie. « Comme président du TechnoCentre, je me suis battu pour qu’il y ait un contenu gaspésien. On a refusé la première mouture de l’entente. L’idée c’était d’aider la région. Alors on a signé un protocole avec le gouvernement pour qu’il y ait 60 % de contenu gaspésien », se rappelle Évangéliste Bourdages. Le contenu minimal régional variera finalement entre 40 % et 60 %, selon la date de livraison prévue des futurs parcs éoliens. Flairant la bonne affaire et jouant bien ses cartes, Matane, située dans la région administrative du Bas-Saint-Laurent, réussit à se greffer au protocole d’entente pour faire partie de la région désignée, sous l’impulsion du député Mathias Rioux.
Cette inclusion ne fait pas que des heureux, autant chez certains Gaspésiens qui voient le tapis leur glisser sous les pieds au profit de Matane que chez des industriels qui déjà signifient ouvertement leur mécontentement de devoir s’implanter loin de leur siège social, comme la famille Pellerin, propriétaire de Marmen, basée à Trois-Rivières. Mais le malheur des uns fait le bonheur des autres. En coulisses, les joueurs s’activent.
Des représentations sont faites auprès des grands fabricants de l’industrie afin de les attirer, que ce soit Vestas, Siemens ou General Electric. Matane et Gaspé tirent la couverture pour avoir dans leur cour l’ensemble des usines, autant les tours que les pales. Vestas penche du côté de Matane, Siemens du côté de Gaspé.
Parmi ceux qui mettent l’épaule à la roue pour influencer le jeu, Christian Babin, qui a été pendant 30 ans enseignant au Cégep de la Gaspésie et des Îles. Ce dernier s’est engagé dans une foule de projets éoliens au fil du temps. Il aura notamment contribué à la mise sur pied de l’attestation d’études collégiales (AEC) en maintenance d’éoliennes, en plus d’avoir été consultant pour le TechnoCentre et chef de projet pour l’installation d’une éolienne. Parmi ses nombreux contacts, il a dans son calepin celui d’un des dirigeants de GE à qui il fera une suggestion qui n’entrera pas dans l’oreille d’un sourd. « Je les ai aidés entre autres à sortir des chiffres pour la maintenance. Politiquement parlant, je leur ai dit qu’ils devraient partager [la manne] avec une usine à Matane et l’autre à Gaspé. »
Christian Babin leur suggérera aussi de réexaminer une idée qui n’était pas encore arrêtée, ce qui aurait peut-être permis de voir la fabrication des pales arriver à Matane et celle des tours à Gaspé. « Avec les secteurs des pêches et de la forêt en déclin, il y avait plusieurs pertes d’emplois et les gens quittaient la Gaspésie. Il y avait beaucoup de main-d’oeuvre, mais qui était peu spécialisée. Ça aurait été impossible d’avoir 100 soudeurs et machinistes pour des tours à Gaspé. J’avais pu visiter plusieurs usines et plusieurs parcs éoliens. J’avais vu le type d’emplois que ça prenait et ça faisait plus de sens de cette manière. C’est un peu pour ça qu’ils ont changé leurs plans », se rappelle celui qui est maintenant à la tête de Kuma Brakes, qui fabrique des freins d’éoliennes.
C’est finalement en 2003 que tout se concrétise avec le premier appel d’offres pour l’acquisition de 1000 mégawatts (MW). À ce moment, ce bloc d’énergie éolienne est le plus grand … au monde. Et comme promis, il est destiné exclusivement aux projets situés en Gaspésie et en Matanie.
Lors d’un déjeuner-causerie, Alexandre Boulay explique l’envergure des occasions d’affaires que l’éolien fera naître. « Il faudra que ce soit clair pour tous que l’éolien passe d’abord par la Gaspésie et les Îles-de-la- Madeleine. Nous devrons convaincre les Québécois des autres régions qu’ils peuvent travailler en synergie avec nous et faire de l’éolien un créneau d’avenir rentable qui rayonnera sur l’ensemble de la province », analyse-t-il
À Gaspé, on invite le président de la firme danoise LM Wind Power à venir en personne examiner l’état des lieux au parc industriel des Augustines, qui ne compte essentiellement à ce moment que le Groupe Ohméga et des centaines d’épinettes.
À l’automne 2004, le maire de Gaspé de l’époque Arthur Drolet et Alexandre Boulay sautent dans un avion pour aller visiter les installations de Grand Forks, l’usine de pales de LM Wind Power basée au Dakota du Nord, histoire d’en apprendre davantage sur le sujet. Quelques semaines plus tard, forts de leurs nouvelles connaissances, les deux se retrouvent dans un édifice de Montréal, dans une salle de conférence bondée d’acteurs du milieu, dont des hauts dirigeants des entreprises LM Wind Power et General Electric, la première soustraitant pour la seconde. C’est à ce moment précis, autour de cette table du centre-ville de la métropole, que la décision est prise : l’usine de pales d’éoliennes serait construite à Gaspé. Mais encore faut-il une confirmation gouvernementale.
Le 4 octobre de la même année, alors que c’est maintenant Jean Charest qui a pris les rênes du pouvoir, Hydro-Québec annonce officiellement avoir jeté son dévolu sur les fournisseurs Cartier Wind Energy et Northland Power pour les quelque 990 MW annoncés plus tôt. Pas moins de 660 éoliennes devront être érigées en Gaspésie et en Matanie, réparties en huit différents parcs, amenant un vent d’investissements de 1,9 milliard de dollars. La nouvelle fait la une de pratiquement tous les journaux. C’est donc officiel : une usine de tours sera située à Matane, alors que celle de pales sera construite à Gaspé. Coût estimé de la construction sur la pointe gaspésienne : entre 10 et 12 millions de dollars. Jean Charest profite de l’occasion pour annoncer un deuxième bloc de 1000 MW d’énergie éolienne. Si l’annonce est la fin d’un long processus, elle n’est que le début d’une autre grande aventure. La part de l’énergie éolienne dans le portefeuille énergétique du Québec est de 0,2 % à ce moment-là. Elle sera de 3,5 7 % en 2019.
Marc de Jong (gauche), présidentdirecteur général de LM Wind Power de 2015 à 2018, a été l’un de ceux qui a cru au potentiel à long terme de Gaspé, même si la situation était précaire en 2016. Au centre, Dominique Anglade, alors ministre de l’Économie, de la Science et de l’Innovation. À droite, Alexandre Boulay. Photo prise le 14 juillet 2017 lors de l’inauguration de l’agrandissement. Le gouvernement Couillard avait contribué pour 5,7 M$ en aides financières pour un projet total évalué à 12 M$. Photo : Jean-Philippe Thibault
Les premiers pas
À partir de janvier 2005, les choses déboulent. À 23 ans, Alexandre Boulay devient le premier employé de LM Wind Power à Gaspé, à titre de coordonnateur de l’amélioration continue, avant de devenir plus tard directeur de production puis directeur d’usine. Il retourne pour un séjour de six mois au Dakota du Nord et rentre au bercail peu de temps après la première pelletée de terre de l’usine de Gaspé, en mai de la même année. L’équipe de gestionnaires est embauchée en septembre. Les curriculum vitae arrivent par centaines et les premiers employés sont engagés de septembre à novembre. Deux groupes de 25 personnes sont formés au Cégep de la Gaspésie et des Îles, puis envoyés en Europe pour parfaire leurs connaissances.
Entretemps, les travaux se poursuivent, les moules de pales font leur entrée et l’usine prend forme. Tout est prêt pour démarrer les opérations. Les ouvriers se familiarisent avec leur nouvel environnement de travail et manufacturent leur première pale d’éolienne en février 2006. On peut d’ailleurs toujours l’admirer aujourd’hui, puisque qu’elle a été installée comme artefact à l’entrée du stationnement. Si la mise en chantier s’est déroulée rondement, les années suivantes seront relativement calmes. Les dirigeants profitent d’une accalmie bien méritée, malgré quelques soubresauts.
Une douzaine de personnes sont mises à pied en 2009 et une trentaine en 2012. À deux occasions, le manque de volume de production requiert du temps partagé à deux ou trois jours par semaine pour maintenir le niveau d’emploi de tous les travailleurs, le reste de la rémunération étant compensé par l’assurance-emploi.
Le nombre d’employés varie entre 200 et 300 selon le moment. Le 10 septembre 2012, LM Wind Power livre sa dernière de 1635 pales manufacturées pour l’appel d’offres de 990 MW, tout en maintenant le rythme pour le deuxième bloc de 1000 MW qui entretemps a été bonifié à 2000 MW.
L’usine profite d’un troisième puis d’un quatrième appel d’offres d’Hydro-Québec en 2009 et 2013 pour alimenter le marché local. De 2006 à 2010, elle exporte même quelques pales au Brésil, en Espagne, aux États-Unis et en Ontario, mais jamais rien de significatif.
Tout va pour le mieux. Pour l’instant.
Les plus grandes éoliennes fabriquées à ce jour à l’usine de Gaspé mesuraient 55,8 mètres. Celles destinées au marché offshore seront deux fois plus longues, à 107 mètres. C’est l’équivalent d’un terrain de football américain. Photo : Jonathan Desjarlais – La boîte flexible
LM Wind Power : la naissance d’un géant – partie 1/2