• vendredi 06 décembre 2024 14 h 36

  • Météo

    -2°C

  • Marées

Actualités

Histoire
14 septembre 2023 11 h 24

Une péninsule sans traversier ! À partir de quelle époque?

SAINTE-ANNE-DES-MONTS | Il suffit de remonter à un peu plus de 50 ans pour constater la vitalité du transport maritime dans notre région. Des liaisons abandonnées aux projets avortés, il semble insensé que la Gaspésie n’ait aujourd’hui aucun traversier sur un pourtour de 700 km de côtes. Pourtant à la « confluence des mondes »¹, cette région qui est définie par la mer et les escapades a vu tous ses traversiers disparaître de 1965 à 2017. Quelles conclusions devons-nous en tirer? Cette carence freine assurément notre économie, notamment touristique! Quelle instance décisionnelle doit se poser cette question et trouver les solutions?

Dans son numéro 201 de l’été 2021, le Magazine Gaspésie faisait paraître un texte essentiel. Dans 1001 traverses d’eau, certains collaborateurs, dont Fabien Sinnett, Laurie Beaudoin et moi-même, revenions sur des traversiers aujourd’hui disparus. Ces services de transport collectif favorisant la mobilité, et donc le développement, ne devraient pas appartenir à l’histoire seule; hormis bien sûr ceux qui ont été remplacés par des ponts. Dans le golfe du Saint-Laurent et dans la Baie-des-Chaleurs, plusieurs traversiers ont été exploités tout au long du XXe siècle.

Avec treuil et palan…

Avec les années, il appert que nos services de dessertes maritimes ont été abandonnés en raison du manque d’investissements publics qui auraient permis de soutenir directement les projets et d’améliorer des installations favorisant leur maintien. Le cas de figure de la société maritime Ungava Transport est très éclairant. Voici un service qui était utilisé par la Gaspésie toute entière. L’auteur Sylvain Rivière me confiait récemment que son père empruntait jadis ce lien vers Sept-Îles pour le travail. La famille au complet venait le reconduire de Carleton jusqu’à Sainte-Anne-des-Monts.

Or, en raison d’installations rudimentaires, la compagnie ne réussissait pas à suffire à la demande. Projet entièrement privé, les opérations s’effectuaient par un navire de taille moyenne et l’embarquement des automobiles était effectué par un système de treuil et de palan (!), à la winch comme on disait. Il n’y avait pas de débarcadère au quai de Sainte-Anne-des-Monts, pas plus qu’aujourd’hui. Le capitaine Edgar Jourdain, propriétaire de cette société maritime, rappelle dans ses mémoires qu’il refusait constamment des clients. En consultant les Comptes publics du Canada des années 1950 et 1960, il semble que les seules subventions gouvernementales concernaient les contrats d’acheminement de la poste. Car, oui, le service postal de Sept-Îles transitait par Sainte-Anne-des-Monts! Les produits de consommation aussi (alimentaires et divers).

En parallèle, de par le parachèvement de la route Baie-Comeau/Sept-Îles, la communauté d’affaires de Matane s’est mobilisée pour structurer un traversier. Au milieu des années 1970, celui-ci deviendra le service « officiel » exploité et subventionné par le gouvernement du Québec. Ayant « perdu » le train Matane/ Sainte-Anne-des-Monts cinq ou six ans plus tôt en raison d’une défaite électorale, Gaspé-Nord a aussi perdu son rôle de carrefour et son développement économique s’en est vu pénalisé. La Gaspésie toute entière s’en est trouvé pénalisée et les gens qui l’habitent aujourd’hui doivent connaître ce funeste lien de corrélation. Sainte-Anne-des-Monts avait le potentiel de devenir une ville plus populeuse et plus importante.


Le Gaspésien accosté au quai de Sainte-Anne-des-Monts, le 29 juillet 1962. À l’entrée du quai, on aperçoit notamment l’ancien « Frigidaire », aujourd’hui démoli. Photo : David Freeman – Collection René Beauchamp

L’importance d’un quai robuste

Souvent très coûteux, un projet de transport se concrétise si et seulement si la volonté politique se situe à tous les paliers. Léopold Langlois, le puissant député fédéral gaspésien issu lui-même d’une famille de marins, fait reconstruire à la fin des années 1940 le quai annemontois. Un quai moderne en béton supplante un premier quai de bois qui avait été construit à partir de 1912, par le combat acharné d’un de ses prédécesseurs pour le comté de Gaspé, lui-aussi un Annemontois, le Dr Louis-Philippe Gauthier. Mal protégé, celui-ci accueillait tout de même de nombreux navires de passagers. Le plus célèbre : le New Northland.

L’infrastructure réalisée entre 1948 et 1952 va permettre un énorme essor économique dans la région de Sainte-Anne-des-Monts. Le boum gigantesque de la Côte-Nord irradiait vers la Gaspésie. Le traversier vers Sept-Îles fut mis en fonction dans ce contexte. Deux navires vont se succéder de 1951 à 1965 : l’Ungava, puis le Gaspésien (172 pieds). Dans son livre Souvenirs et confidences, Bona Arsenault rappelle que ces investissements fédéraux sans précédent ont permis à la Gaspésie de se doter d’infrastructures modernes nécessaires à son développement économique.


Traversier le Gaspésien reliant Sept-Îles à Sainte-Anne-des-Monts de 1960 à 1965. Il avait été construit pour la Marine royale britannique en 1945. En 1977, le navire sombra dans le golfe du Mexique. Photo : Charles Faucon

CTMA : la courte escale

Longtemps, les gens de Chandler ont souhaité un lien maritime vers les Îles-de-la-Madeleine. Lucien Bouchard a pris une décision politique importante pour concrétiser ce rêve. Dans le contexte de la fermeture de la papetière Gaspésia, il fallait trouver des façons de relancer cette ville. À la fin des années 1990, le maire Michel St-Pierre et d’autres acteurs régionaux ont effectué la concertation et les représentations politiques nécessaires. Le premier ministre Bouchard a ultimement « exigé » cette escale à la CTMA: le financement pour l’acquisition d’un navire était à la clé! Très mitigés face à ce détour gaspésien, les dirigeants de la coopérative madelinienne souhaitaient néanmoins cette acquisition. L’accostage s’est ainsi réalisé.

L’escale de Chandler pour la croisière du CTMA Vacancier vers les Îles a soulevé un grand espoir. Or, la détérioration des infrastructures a mis fin à ce service – à ce rêve – qui reliait la Gaspésie aux Îles, le Québec au Québec. La normalité, quoi! Rappelons ici que durant les étés 1995 et 1996, Croisières Carleton-les-Îles remplissait également ce besoin géographique.

Aujourd’hui, apercevoir le quai de Chandler ainsi abandonné – avec son débarcadère – devrait tous nous mobiliser. Le 10 mai dernier, mon confrère Jean-Philippe Thibault rappelait dans les pages de Gaspésie nouvelles que cet équipement nécessaire à l’escale d’un traversier avait coûté 4,5 millions de dollars en 2004.

De 1994 à 1996, la navette du Nordik Passeur empruntait un trajet qui revient dans l’actualité récente : Rivière-au-Renard, Anticosti et Havre-Saint-Pierre. De par ses déclarations quant audit projet, le maire de Gaspé, Daniel Côté, semble en effet saisir l’importance des moyens de transport pour le développement régional. Voilà un des rôles majeurs des élus : mettre en lumière les grands projets de demain et les soutenir jusqu’à leur concrétisation.

La Gaspésie est positionnée pour être un important carrefour. C’est un rôle qu’elle a longtemps joué, qu’elle joue beaucoup moins aujourd’hui. Regarder l’histoire dans ce domaine, c’est constater la perte d’acquis immenses. Qui parle aujourd’hui du retour de Sainte-Anne-des-Monts/Sept-Îles, de Miguasha/Dalhousie et de Chandler/Cap-aux-Meules? Qui parle d’un projet entre Paspébiac et Grande-Anse? Une escale du Bella Desgagnés en Haute-Gaspésie? Ces projets favoriseraient assurément la mobilité et le développement de notre région. Le capitaine Jourdain constatait jadis que « les nombreux visiteurs [du traversier] avaient donné un élan au commerce en général [pour Sainte-Anne-des-Monts/Cap-Chat] » Toute sa vie, écrit-il, il a « travaillé pour le développement de la Gaspésie ». Relire ces géants du passé est une source d’inspiration dans laquelle tous devraient puiser.

1. Titre de l’exposition permanente au Musée de la Gaspésie
2. Parues dans Cahier d’histoire, Société Historique de la Côte-Nord, 1971 et 1972