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Développement régional
6 juin 2024 9 h 55

Développement régional partie 2/3 : 10 ans plus tard

Il y a eu 10 ans en 2024, le gouvernement québécois mené par Philippe Couillard adoptait la loi 28 menant à l’abolition des organismes de concertation et de développement régional, les Conférences régionales des élus (CRÉ) en tête de liste. La plupart des Centres locaux de développement ont été emportés dans le mouvement, essentiellement parce que le financement du gouvernement libéral était coupé, ce qui laissait les municipalités avec le choix de les laisser aller ou de les financer. GRAFFICI a questionné quelques meneurs socioéconomiques et penseurs de la région afin de savoir quel bilan tracer, 10 ans plus tard, de la perte de ces organismes de développement.

Regard sur les CRÉ, 10 ans plus tard

GASPÉ | Aujourd’hui encore, la question soulève des passions : était-ce de l’austérité ou de la rigueur budgétaire ?

Le sujet a été abordé par les militants libéraux provinciaux pas plus tard qu’à la fin du mois de mai en conseil général à Bromont. Détracteurs et opposants politiques ont plaidé au fil du temps que les coupes budgétaires de l’époque ont été trop sévères et qu’elles ont ébranlé la structure de services. Les principaux intéressés, eux, se défendent en rappelant l’importance de la saine gestion des finances – qui n’est pas une vue de l’esprit – et que la faible croissance des dépenses a été bénéfique pour le Québec.

Peu importe l’angle, les faits demeurent. En novembre 2014, quelques mois après son ascension comme premier ministre et plusieurs rumeurs en ce sens, Philippe Couillard annonçait qu’il débranchait les Conférences régionales des élus, les fameuses CRÉ, qui avaient été créées 10 ans plus tôt par son homologue Jean Charest, en remplacement des Conseils régionaux de concertation et de développement (CRCD).

Ceux-ci avaient été mis sur pied dans les années 1970 (la Gaspésie a partagé le sien avec le Bas-Saint-Laurent, avant d’être autonome en 1988) et avaient des objectifs similaires. Ils agissaient comme un interlocuteur privilégié du gouvernement du Québec sur toute question relative au développement des régions. Un plan stratégique de développement en découlait, jetant les bases des priorités. Des recommandations officielles étaient émises.

Philippe Couillard avait motivé sa décision en indiquant que l’abolition des CRÉ allait permettre des économies nécessaires. Les municipalités avaient accepté des réductions de 300 millions de dollars aux transferts qui leur étaient versés en 2015. En contrepartie, la création du Fonds d’appui au rayonnement des
régions – doté d’une enveloppe de 100 millions de dollars – venait remplacer divers fonds qui totalisaient … 176 millions.

Un autre but avoué était d’éviter le dédoublement des structures avec des organismes qui avaient un peu le même rôle. Ce qui n’est pas faux, mais pas totalement vrai non plus. Des élus comme le maire de Québec de l’époque, Régis Labeaume, ont salué la décision. Ailleurs, la CRÉ de Laval, de la région administrative de Laval, représentant la Ville de Laval et la MRC de Laval, avait probablement moins sa raison d’être que la CRÉ Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, qui se situait sur un vaste territoire à des centaines de kilomètre des instances décisionnelles.

« En veux-tu des doublons ? En voilà! Je ne vois pas à quoi ça servait à Laval ou à Montréal. C’était une décision prise sur du mur à mur. Mais en Abitibi, sur la Côte-Nord ou en Gaspésie, ça avait son importance », explique Daniel Coté, le dernier président de la CRÉ, qui a été à la tête de l’organisation de novembre 2013 jusqu’à dissolution complète en octobre 2015. « Ici, ça venait priver la région d’au moins 10 millions de dollars par année, et de plus de 30 millions en effets induits. »

Un moment marquant

Pour certains, l’annonce de l’abolition des CRÉ a été une véritable onde de choc; la plaie ouverte cette journée de novembre ne s’est jamais vraiment cicatrisée. C’est le cas notamment pour Sonia Landry, responsable des communications et des relations avec les médias de 2011 à 2014, et qui a appris qu’elle perdait son emploi par l’intermédiaire des médias.

« J’ai encore des émotions qui surgissent aujourd’hui. L’ambiance était lourde. Ç’a été un deuil qui a encore ses effets. J’ai vécu ça comme une insulte du gouvernement; une injustice et un manque de reconnaissance profond de savoir que tout ce qu’on on avait contribué à bâtir allait être jeté à la poubelle, alors qu’on faisait une vraie différence pour la Gaspésie! »

Une analyse qui rejoint Daniel Côté. « Ç’a été une claque dans face pour la région, carrément! »

Celle qui a été journaliste avant et après son passage à la CRÉ va plus loin et ajoute que certains élus – même en Gaspésie – étaient bien heureux en coulisse. « Le monde municipal était un peu déchiré, mais je peux dire que des préfets et des directeurs de MRC se frottaient les mains en arrière-scène de pouvoir décider eux-mêmes où investir l’argent », note Sonia Landry.

La grogne n’a pas été un événement isolé. L’abolition des CRÉ – et des Centres locaux de développement (CLD) – a mené au mouvement québécois Touche pas à mes régions, qui s’est propagé en AbitibiTémiscamingue, au Bas-Saint-Laurent, sur la Côte-Nord, dans le Nord-du-Québec, en Outaouais et dans Chaudière-Appalaches. Des manifestations ont eu lieu aux quatre coins de la province. Le mouvement a été appuyé par plusieurs artistes ainsi que par des hommes et des femmes de renom, comme l’anthropologue Serge Bouchard, l’ex-vice-première ministre Nathalie Normandeau ou le poète Gilles Vigneault.

« On voulait tous faire une différence pour la région et on l’avait à coeur. Je vais prêcher pour ma paroisse, mais probablement que notre CRÉ était la ou l’une des plus performantes au Québec. Je vais le clamer jusqu’à la fin de mes jours  », ajoute Sonia Landry.


Sonia Landry, responsable des communications et des relations avec les médias de 2011 à 2014, à la CRÉ. Photo : Fournie par Sonia Landry

La CRÉ Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine (et son 17 ancêtre le CRCD) ont notamment participé à l’instauration de la Société du chemin de fer de la Gaspésie, des régies intermunicipales de l’énergie et de transport, ainsi que de l’arrivée de l’Internet à haute vitesse.

« En fait, c’est une décision qu’on s’est toujours mal expliquée. Je suis convaincu que le gouvernement entendait des échos négatifs sur le fonctionnement de certaines CRÉ. Elle ne faisait pas l’unanimité chez nous, mais elle avait fait ses preuves », enchaîne Daniel Côte.

« Ç’a été un pilier de développement socioéconomique. La CRÉ en Gaspésie a servi à quelque chose, peut-être contrairement à ailleurs. Où ça allait bien comme chez nous, il y aurait dû avoir une souplesse pour conserver nos structures avec nos budgets. »

Son homologue Mathieu Lapointe, maire de Carleton-sur-Mer, préfet d’Avignon et président du Regroupement des MRC de la Gaspésie, rappelle pour sa part le temps qui a été perdu dans la transition entre le modèle de l’époque et celui d’aujourd’hui. Lors de l’annonce de Philippe Couillard, il était agent de développement au CLD d’Avignon. Son poste a été transféré à la MRC.

« Ç’a fait très mal en 2015. On a perdu des ressources et des organismes pendant quelques années avec un flottement où on était entre deux modèles. On avait une équipe compétente et professionnelle à la CRÉ, une des plus dynamiques au Québec. Ça fonctionnait. Quand on regarde les postes affichés aujourd’hui, il y aurait eu de la place pour garder ces ressources qu’on a perdues, le temps qu’on assimile les changements. »

La lente érosion de la société civile

Au fil du temps, la place des membres de la société civile dans les instances de gouvernance a tranquillement été évacuée. De manière très pragmatique, chaque CRÉ était dirigée par un conseil d’administration, qui était composé d’élus municipaux – des maires et des préfets – ainsi que des membres du milieu socioéconomique et académique. « Ces derniers étaient choisis sur la base de leur expertise et fournissaient aux élus de la région des informations permettant une prise de décision plus éclairée et adaptée à la réalité régionale. Les CRÉ assuraient donc un processus de concertation dans la prise de décision en matière de développement régional », expliquait à l’époque l’Observatoire des politiques publiques de l’Université de Sherbrooke.

Aujourd’hui, des citoyens déplorent ce manque de place des membres de la société civile. C’est le cas notamment de Jean-Claude Plourde, membre de Solidarité Gaspésie. « Cette mécanique-là fait qu’ils [les élus] perdent une banque de connaissances qui permettrait dans certains cas de prendre une meilleure décision, qui n’est parfois pas adaptée à la situation. »

Il cite en exemple la gestion du Fonds d’aide aux initiatives régionales, le FAIR – devenu aujourd’hui le programme Développement économique pour l’aide à la redynamisation des territoires, le DÉPART – qui a notamment servi… à la réfection de blocs sanitaires. « Est-ce que c’est une priorité régionale de développement ? L’organisation en avait sûrement besoin, mais l’argent ne devrait sûrement pas venir de là. On est loin de l’esprit du programme. »

Le Regroupement des MRC de la Gaspésie compte aujourd’hui quatre employés – deux spécialistes et deux généralistes – comparativement à plus d’une trentaine pour la CRÉ lors de sa dissolution. « Des fois, les employés pouvaient orienter les élus parce qu’ils avaient une connaissance pointue, comme dans le
tourisme durable, le transport collectif, l’aménagement forestier ou l’économie sociale. Les domaines étaient très vastes. Les actions étaient liées avec le terrain », se souvient Sonia Landry.

Jean-Claude Plourde abonde dans le même sens. « On n’est plus du tout à la même place qu’avec les CRÉ. On est en manque d’analyses pour choisir des orientations adaptées à la région. Cette contrepartie est difficilement amenée dans la prise de décision. »

Aujourd’hui préfet de La Côte-de-Gaspé et siégeant à la Table des préfets, Daniel Côté convient que la conjoncture n’est plus la même. « On a perdu en professionnels dans différents dossiers de développement régional, en concertation régionale, en positionnement politique; à tous les égards en fait. La décision d’abolir les CRÉ, ç’a été très, très mal reçu […] Ç’a été un échec politique. Elles n’étaient pas parfaites, mais c’était une structure qui fonctionnait bien avec une vision régionale. C’était un beau modèle. »

Sans aspirer à revoir ce modèle, Solidarité Gaspésie – dont la question de la gouvernance régionale est un enjeu sur lequel elle se mobilise pratiquement depuis ses débuts – aimerait mettre sur pied une structure de concertation comme le Collectif régional de développement du Bas-Saint-Laurent. Un de ses mandats est de favoriser la concertation intersectorielle entre les élus, les ministères et les acteurs de la société civile afin d’établir la vision de développement et les priorités de la région.

« C’est intéressant. Ça permet à l’ensemble de la société civile de contribuer à l’enrichissement de la prise de décision collective. C’est un peu un mode qu’on aimerait voir s’implanter. C’est au stade de l’idéation et on a manifesté notre intention, explique un autre membre de Solidarité Gaspésie, Carol Saucier. On pense que la démocratie participative peut jouer un rôle complémentaire. La démocratie, c’est un travail continu entre les espaces de vote et où les citoyens peuvent continuer à exprimer leurs préoccupations, et pas seulement aux quatre ans. »

Force de frappe

Sonia Landry demeure critique de la résultante 10 ans plus tard. « Les MRC et leur regroupement ne m’ont pas convaincue qu’ils sauraient être à la hauteur de ce que la CRÉ était : innovante, performante, revendicatrice, en mode solutions. Je considère qu’il y a encore un manque. On a perdu au change, assurément. Je trouve que politiquement, on n’a pas trop les dents pointues en Gaspésie. »

« C’est vrai qu’on avait une force de frappe assez importante politiquement, avec un regroupement de CRÉ à l’échelle du Québec où les régions rurales assuraient un fort leadership, convient le maire de Gaspé. On s’est restructurés, mais avec 10 fois moins de moyens qu’à l’époque. On a quand même des bons résultats. »

« Les MRC se présentent en rangs dispersés à Québec, nuance Carol Saucier. Ça complexifie et diminue énormément le rapport de force. Si on était capables d’arriver avec quatre ou cinq priorités régionales, qu’on faisait un fonds commun de développement, qu’on mettait toutes nos énergies là-dedans en faisant pression sur Québec et Ottawa, en ramassant des sous, ça serait beaucoup plus efficace. Actuellement ça s’en va dans toutes les directions. »

Pour Mathieu Lapointe, les rôles ont tout simplement été substitués. Est-ce mieux ou pire qu’il y a 10 ans ? « C’est la question qu’on se pose depuis 2015 et qui revient à chaque année. Ce qui a changé est que le nouvel interlocuteur privilégié du gouvernement pour parler de développement local et régional, ce sont les MRC […] Avant, les CRÉ pouvaient signer des ententes avec différents ministères et répartissaient le financement dans les MRC. Maintenant c’est l’inverse. Le gouvernement parle aux MRC et elles vont financer le régional. C’est un changement de paradigme. Pour certains c’est positif, pour d’autres ça l’est moins. »

Sa MRC est un bon exemple de ce changement de cap. Avignon possédait une poignée d’employés qui se comptaient sur les doigts de la main en 2014; ils sont maintenant plus de 30. Le préfet rappelle par ailleurs que si les enveloppes budgétaires ont diminué en développement régional lors de l’abolition des CRÉ, le retour du balancier est arrivé, notamment avec le Fonds régions et ruralité, qui était doté d’une enveloppe totalisant près de 1,3 milliard de dollars entre 2020 et 2024.

« On avait regardé les programmes il y a deux ou trois ans et sauf erreur, il y a beaucoup plus de financement de façon générale pour les rôles des régions. Il y a plus d’argent aujourd’hui qu’il y en avait lors de la fermeture des CRÉ. Il y a plus d’outils financiers pour réaliser nos ambitions et ça, c ’est un élément positif […] Il y a encore une concertation régionale. On est en mesure de faire avancer nos dossiers politiquement, peu importe les partis qui se sont succédé. On a de l’écoute des gouvernements. » À noter que Mathieu Lapointe est le conjoint de la députée de la CAQ dans Bonaventure, Catherine Blouin.

« L’augmentation des revenus autonomes, c’est le nerf de la guerre, ajoute-t-il. C’est là qu’on a des défis et ça va toujours rester. C’est un combat perpétuel. Si je prends un pas de recul, la région est en mesure de piloter ses enjeux régionaux politiquement, mais avant aussi. Ça se fait de manière différente et ça serait difficile de dire quel modèle est meilleur. »

Au-delà de la gouvernance, c’est aussi l’écho des décideurs régionaux qui s’est amenuisée au fil des ans; une perte pour le monde rural, conclut Sonia Landry. « Pour nous, une région aussi vaste avec peu de poids politique – qui risque de se faire charcuter à toutes les élections – ça nous permettait d’avoir une voix forte et on l’a un peu perdue. Ç’a été un peu une victoire des villes versus les régions. »

 

Pour lire tout le dossier :

Développement régional partie 1/3 : La disparition des CRÉ
Développement régional partie 3/3 : L’avenir de la Gaspésie