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8 juin 2023 11 h 45

Dossier partie 3/5 – Le cas de Rail GD : il faut y mettre le temps pour trouver le bon modèle

Gilles Gagné

Journaliste

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NEW RICHMOND | Gilles Babin, le fondateur de Rail GD, a commencé à penser à sa relève en 2016, six ans après la création de l’entreprise. En compagnie de son grand ami et co-actionnaire Joey Cyr, il avait mis sur pied cet atelier de réparation de matériel ferroviaire en 2010 dans un espace loué, avant d’entrer dans un atelier tout neuf au printemps 2012.

À l’aube du projet, M. Babin était cependant loin de se douter qu’il trouverait une partie de cette relève près de chez lui, à Caplan, en la personne de Gabriel Bélanger, un jeune ingénieur natif du même village, venu travailler à Rail GD comme stagiaire à compter de 2012. Incidemment, Caplan est aussi le lieu d’origine de Joey Cyr. Le fils de Gilles, Vincent Babin, a aussi exprimé son intérêt dans la foulée de Gabriel Bélanger.

« En 2016, j’ai commencé à faire mes démarches. Ça m’a pris cinq ans et demi à trouver. Gabriel faisait partie de l’équation. Vincent est avec nous depuis quatre à cinq ans. Il s’est joint à la relève sur une base volontaire. Je ne lui ai pas tordu les bras. Il était opérateur de grue dans la construction, il faisait un bon salaire et il a décidé de venir ici, pour un revenu moindre », précise Gilles Babin.

Gabriel Bélanger effectuait son troisième stage à Rail GD en 2014 quand il a signifié à Gilles Babin qu’il serait intéressé à prendre la relève un jour.

« En 2014, j’avais dit à Gilles que je voudrais être à sa place plus tard. C’était mon troisième été de stage à Rail GD. J’avais commencé en 2012. J’étais à ce moment dans la roulotte de chantier pendant que l’atelier était en fin de construction. J’étais revenu au printemps 2013 pour la livraison d’un premier wagon de passagers pour Rio Tinto à Havre-Saint-Pierre. C’était alors le plus important contrat de Rail GD. J’ai finalement passé mes étés 2012, 2013 et 2014 en stage à Rail GD », raconte M. Bélanger.

Son commentaire à l’effet qu’il aimerait prendre la place de Gilles Babin plus tard n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.

« Je l’ai approché en 2016 mais il n’était pas prêt. Il a fait son bout de chemin chez Premier Tech à Rivière-du-Loup », note M. Babin.

Gabriel Bélanger avait terminé ses études en génie mécanique à l’Université Laval en 2015 et il avait tout de suite amorcé une maîtrise en administration des affaires, qu’il a terminée en
2016.

« À l’été 2016, je suis revenu momentanément en Gaspésie, mais il y avait une période creuse à Rail GD. Je suis entré à Premier Tech à Rivière-du-Loup en octobre 2016, comme concepteur mécanique, mais après deux à trois mois, je n’aimais pas ça. La compagnie m’a proposé une entrevue de chargé de projet mais je n’avais pas l’anglais nécessaire », évoque Gabriel Bélanger.

Il passe trois mois à Salt Lake City, en Utah, pour apprendre l’anglais, ce qu’il fait. Il rencontre une nouvelle fois Gilles Babin à l’été 2018.

« Gilles voyait venir le gros contrat de VIA Rail [16,4 millions de dollars pour la refonte complète de quatre voitures-restaurants]. On était sur sa balançoire de perron et je lui ai dit que j’avais encore à apprendre. Premier Tech passait d’un niveau régional à l’international. Je lui ai dit qu’on rejaserait plus tard. En
mai 2019, Gilles me rappelle. Il me dit: “On s’était dit plus tard? On est rendus plus tard.” Au printemps-été 2019, après trois ans chez Premier Tech, j’étais rendu chargé de projet de tâches majeures. Je réfléchis à ça, aux mots de Gilles. Je n’avais jamais répondu à la question : “Vais-je revenir en région?” Je me disais : “Si tu ne réponds pas à la question, tu tournes en rond.” Si ça ne marche pas, j’aurai au moins eu l’opportunité de répondre à la question. J’ai tout à perdre et rien à gagner si je n’essaie pas. Donc, en août 2019, j’arrive à Rail GD », raconte M. Bélanger.


Rail GD a signé un contrat de 16,4 M$ avec Via Rail en 2018 pour la refonte complète de quatre voitures-restaurants. Photo : Jean-Philippe Thibault

Gilles Babin et lui commencent dès les premières semaines à discuter de l’avenir de l’entreprise, « parce que l’un [l’emploi] ne venait pas sans l’autre [l’actionnariat] ». Au fil des pourparlers, Gabriel Bélanger est rejoint par trois associés, Michel Arsenault, un ingénieur faisant partie de l’équipe de Rail GD depuis huit ans, Vincent Babin, fils de Gilles, et Adam Welsh Leblanc, un contrôleur financier. Trois des quatre acquéreurs ont 31 ans.

« Nous détenons 35 % de l’entreprise pour le moment. C’est rétroactif à septembre 2019, pour les prélèvements me permettant d’acquérir ma part. C’est Gilles qui discute avec chaque nouvel actionnaire, pour le groupe. Les cas ne sont pas pareils. Il avait posé la question à ses deux fils. Vincent, grutier, a décidé d’embarquer. Michel [Arsenault] est ingénieur en production, souligne Gabriel Bélanger. Il n’y avait pas tant d’emplois dans son domaine il y a quelques années, puis il est entré à Rail GD, il avait et il a toujours une grande valeur pour l’organisation. Adam [Welsh Leblanc] est un ami de Vincent. Avoir un contrôleur financier est un élément vital. Ça prend quelqu’un qui connaît ça. Adam a aussi travaillé chez Desjardins, il connaissait le milieu financier. Tout ça fait la force de l’équipe. »

Gilles Babin finance les acquéreurs, ce qui peut être moins contraignant qu’un financement basé essentiellement sur des emprunts contractés auprès d’institutions financières.

« Il est remboursé avec les profits que nous faisons en fonction de notre part de l’actionnariat. C’est une mécanique interne. Il peut y avoir un modèle hybride, qui donne plus d’importance aux institutions financières. L’objectif de notre modèle est de donner à ceux qui prennent la relève un petit avantage dans le financement. La personne qui est le cédant ne veut pas mettre son patrimoine à risque pour aider l’autre. Et l’acquéreur ne veut pas mettre sa vie en garantie pour aider le cédant. On a trouvé l’équilibre. Gilles voulait que l’entreprise reste de propriété locale et assurer une certaine stabilité au niveau des postes-clés », analyse Gabriel Bélanger.

« Nous avons des personnalités différentes. C’est vraiment important. Si on est tous pareils et qu’on s’en va dans le mur, ça va taper fort. Si l’un de nous lève la main parce qu’il pense différemment et qu’il demande: “Avez-vous pensé à ça?”, c’est une bonne chose et c’est sain de se challenger. Si tu ne remets pas en question ce que l’autre dit, tu peux frapper un mur. On a l’expérience des cédants, l’énergie et la volonté de la nouvelle équipe. C’est un beau mélange. Notre directeur, Joey Cyr, a un bagage extraordinaire dans le domaine ferroviaire. Si on avait tassé complètement Gilles et Joey, on se serait passés de l’expérience et des connaissances. Et autant, on arrive avec des connaissances nouvelles », souligne-t-il.


Gilles Babin, Joey Cyr, Adam Welsh Leblanc, Vincent Babin, Gabriel Bélanger et Michel Arsenault se partagent présentement l’actionnariat de Rail GD. Gilles Babin et Joey Cyr cèdent graduellement leurs actions aux quatre plus jeunes partenaires. Photo : Gilles Gagné

Les nouveaux actionnaires gardent les valeurs des fondateurs en matière d’engagement dans les initiatives des secteurs environnants.

« L’avantage de la propriété locale, c’est l’engagement dans la communauté, comme participer aux activités de financement de la Fondation Santé Baie-des-Chaleurs. Si l’entreprise est vendue à l’extérieur, est-ce que les acheteurs vont garder les mêmes liens avec les communautés? C’était et ça reste dans les valeurs de Gilles : “Impliquez-vous dans les organismes locaux.” On continue dans cette direction-là », assure M. Bélanger.

Dans le domaine ferroviaire, il existe plusieurs ateliers de réparation plus grands que Rail GD au Canada. En fait, on pourrait même dire que c’est l’un des plus petits, avec de 30 à 40 personnes qui y travaillent. Toutefois, depuis 2010, l’entreprise a fait sa marque au pays comme étant capable de réussir des refontes de voitures-passagers d’une grande complexité, dans les délais prévus et en respectant l’enveloppe budgétaire.

Quand on demande à Gabriel Bélanger où il voit l’entreprise dans 10 ans, il réfléchit un moment. « C’est dur de dire aujourd’hui. Je n’aurais pas été capable de le faire il y a 10 ans. Quelqu’un m’aurait dit que je serais actionnaire, et je ne l’aurais même pas cru », conclut-il.

Il reste aux quatre nouveaux actionnaires 65 % de l’entreprise à acquérir. Bien qu’il reste quelques modalités à déterminer sur le rythme de passation de cette partie de propriété, tous les scénarios sont néanmoins déterminés et il restera aux six actionnaires actuels de décider de la voie à prendre, note Gilles Babin, qui aura 64 ans en juillet.

« Il y a un genre de pattern de fait. Plus ça va, moins je suis présent. Ils sont assez autonomes; en fait, ils le sont à 90 %. C’est un secteur spécialisé, le domaine ferroviaire, mais c’est aussi particulier, en matière de financement. Ça prend des appuis. Quand on avait ramassé le gros contrat avec Via Rail en 2018, le contrat de 16,4 millions de dollars, au jour 1, ça me prenait 6,5 millions de dollars en cash flow [fonds de roulement] Mes fournisseurs de pièces voulaient être payés d’avance. Les nouveaux actionnaires de Rail GD n’auraient pas été capables d’avoir cette marge de manoeuvre. Aujourd’hui, ils seraient en mesure de faire ça sans moi », assure M. Babin.

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